lundi 23 février 2009

De la traduction à la traductologie, par Sophie Léchauguette

En photo : spacer
Fidelidad par Mengano (nicap33)

Les traducteurs traduisent, les traductologues s’intéressent à leur activité, un peu comme les artistes créent et les critiques d’art cherche à comprendre leur création, en évaluer le sens et éventuellement la valeur.

Chercher à comprendre ce qui passe quand on traduit mène à divers types de positionnement et de manière de procéder selon la façon dont on se pose le problème et le point d’entrée dans la problématique.

Avant de développer, voyons ce que traduire veut dire, pour vous :

Traduire c’est… (liste à compléter, qui m’aidera à aller de A à Z ?)

AGIR
balbutier ( ?)
CHOISIR
COMPRENDRE
DECIDER
EVALUER (des intentions, des vouloir-dire)
HESITER
INTERVENIR (sur quoi, pourquoi)
REFLECHIR (à quoi…)
RESOUDRE DES PROBLEMES
SENTIR ET FAIRE SENTIR
TRANCHER
VOIR & FAIRE VOIR

Probablement, votre expérience passée du thème et de la version, dans le cadre du cours de langue vous a fait progresser dans votre connaissance de cette langue, c’était le but. Malheureusement, elle vous a en même temps transmis des idées sur la traduction, alors que vous étiez en train de faire un exercice de formation en langue.

La plus dangereuse, pour les aspirants traducteurs, est que traduire, c’est passer d’une langue à l’autre ? Opération essentiellement linguistique portant sur des phrases ou segments de phrase et des mots qui auraient un sens prédéfini.

On parle du texte de départ, qui, dans le cadre de la version est érigé en référence absolue, auquel il faut être fidèle. Jean René Ladmiral (« Esquisses conceptuelles, encore… » p. 131-143dans Palimpseste Hors Série, Traduire ou vouloir garder un peu de la poussière d’or…. 2006) évoque un « impensé religieux », une hypothèse qui s’apparente au retour du refoulé en psychanalyse. Dans le débat autour de la traduction et du statut du texte de départ, le refoulé c’est le divin puisque que cette quasi-sacralisation du texte s’expliquerait par la nature divine du verbe, la parole de Dieu.

S’interroger sur le statut du texte de départ, c’est faire de la traductologie. Questionner la notion de fidélité aussi. Il est assez facile de dire qu’il faut être fidèle. Toute la question est de savoir comment être fidèle, ce qui va forcément dépendre de la façon dont on définit la fidélité, et à quoi. La tâche des traductologues, par rapport aux traducteurs va donc être d’exprimer des non-dits, peut-être pour les aider à prendre une distance critique par rapport à leur activité (et ici le non-dit, l’implicite, c’est qu’au bout du compte, enrichi par le regard extérieur critique, les patriciens feront de meilleures traductions). Ceci dit, les traducteurs ne partagent pas toujours cette vision idyllique du rapport entre théorie et pratique, reprochant aux théoriciens soit de ne pas traduire soit d’être de mauvais traducteurs qui justifient par leur théorie leur incapacité à bien traduire.

La linguistique et le discours historique sur la traduction, la fameuse soi-disant opposition entre sa littéralité ou sa liberté nous donnent donc deux points d’entrée. La langue et le texte de départ.

Dans le monde universitaire, l’approche linguistique a présidé à la naissance de cette jeune discipline qu’est la traductologie. C’est aujourd’hui le premier (historiquement, dans le sens d’antériorité, pas qualitativement) le premier axe de la traductologie. Provisoirement, je propose d’en décliner quatre, je suis encore loin d’avoir tout découvert. Le problème de ce premier axe, celui de la linguistique est, en simplifiant grossièrement, que le contexte dans lequel sont prononcés les énoncés reste secondaire puisque cette discipline s’intéresse à des systèmes, qu’elle compare quand il est question de traduction. Consciente de ce problème, la linguistique a imaginé le concept de théorie de l’énonciation, qui permet de prendre en compte la manière dont l’énonciateur s’exprime et module son discours de commentaire, par le choix de forme grammaticale, voire par le choix d’intonation, à imaginer quand on lit.

Exemple tiré de, Devil Bones (Katy Reich) qui a deux sens possibles radicalement opposés ? chapitre 1,point n°5 de la liste p. 5 :
« No letter from me was going to make that happen »
Hors contexte, cette phrase peut signifier deux propostions opposées :
1/ L’énonciateur ne veut pas
2/ L’énonciateur n’a pas le pouvoir
de rendre quelque chose possible.
Fort heureusement pour les traducteurs ici le contexte pointe sans aucun doute possible vers la deuxième interprétation.
Pouvez-vous trouver des exemples de ce type dans votre langue de travail ?

La prise en compte de la subjectivité de l’énonciateur permet de donner des explications plus complètes sur le texte à traduire et c’est un progrès. Mais l’avenir du texte à traduire, son devenir de texte traduit qui va devoir vivre sa vie, fonctionner dans une autre culture, n’entre pas encore dans ce cadre

Substituer une langue à une autre implique une gestion de l’étrangeté et une intervention socio-linguistique, et non simplement la mise en équivalence sémantique de lexèmes/morphèmes ou de mots à laquelle donne lieu la capacité de langage.

Jean Peeters La médiation de l’étranger Une sociolinguistique de la traductionCollection traductologie APU, 1999, p. 286

C’est sur ce point d’entrée que j’aimerais insister avec vous aujourd’hui. Parce que votre passé d’étudiant en langue l’a un peu occulté. Avant de devenir des apprentis traducteur, quand vous traduisiez, c’était uniquement pour un professeur correcteur. Votre texte était un outil d’évaluation d’une compétence en langue. Il n’avait pas vraiment de devenir autre que vous revenir avec de nombreuses annotations en rouge et le plus souvent une note décevante.

Maintenant il va falloir vous intéresser, peut-être d’abord à l’avenir de votre texte, et ce n’est pas par hasard si je dis texte et non traduction. Et l’avenir du texte, ce sont ses lecteurs. Quelque soit la nature du texte que vous traduisiez, il faut que les lecteurs de votre travail puissent

• faire les mêmes gestes que le lecteur du texte de départ, si vous donnez des instructions pratiques, par exemple une recette
• éprouver les mêmes émotions esthétiques, rire, avoir envie de pleurer, admirer la forme, si vous traduisez un écrit littéraire


Parmi les chercheurs en traductologie, qui sont souvent eux-mêmes traducteurs et formateurs de traducteurs, certains réfléchissent à la mise en place de programme de formation. C’est l’un des axes de la discipline, accidentellement le 2e mais ce positionnement ne reflète aucunement un classement par ordre d’importance. Leur démarche, qui s’appuie sur leur expérience et le contact quotidien avec les étudiants, les amène à conclure qu’il faut travailler dans deux directions :

• Approfondir la compréhension du texte de départ, c’est ce qu’on appelle aujourd’hui la linguistique textuelle, (intitulé qui rappelle la filiation de la traductologie) en creusant notamment la structuration rhétorique du texte. On pourrait aussi parler d’explication ou analyse de texte aussi complète que possible.
• Affûter la conscience des différences culturelles entre les deux langues cultures en présence
➢ En s’apercevant que celles-ci se nichent aussi au plus profond du texte, dans son organisation même, et pas seulement au niveau des réalités extratextuelles mentionnées.

Ainsi, pour en revenir à la fidélité (ou peut être devrait-on dire exactitude ?), quand on est en présence de deux langues cultures dont la manière normale de structurer est différente, la traduction fidèle serait celle qui restructure selon les normes et critères de la culture d’arrivée du texte traduit.

Un exemple simple. Je suis traductrice de l’anglais. Je viens d’un couple de langues où il est de bon ton pour beaucoup d’enseignants et praticiens de la traduction de conserver la syntaxe de la langue de départ. Quand je me suis amusée à traduire la longue phrase du test d’entrée de septembre en M2 pro espagnol (sur ce blog, tradabordo) je me suis appliquée à ne pas la couper. C’était possible, la syntaxe du français me permettait de le faire sans trop de difficultés. J’aboutissais à une phrase proustienne, comme on dit, qui n’avait rien de naturel en français alors que la phrase en espagnol l’est tout à fait et ne signale en rien une particularité du style de son auteur.
Avais-je fait une bonne traduction ? Qu’en pensez-vous ?

Suivant la réponse que vous avez envie de donner à cette question, vous vous rangez dans le camp des sourciers ou des ciblistes.

De nombreux traducteurs et / ou philosophes – Henri Meschonnic, Antoine Berman, Walter Benjamin, en espagnol Ortega y Gasset Obras completas tome 5 1e éd 1947 (p. 433-452 2e ed, à la bib d’esp 103 ORT.OBR) - devenus traductologues se penchent sur ces questions et leur apportent des réponses contradictoires. Plus que les réponses, ce sont les questions posées qui ont de l’importance car elles amènent à réfléchir, au-delà des problèmes de traduction, au rapport avec l’autre, à l’altérité culturelle et à sa représentation. Ces problématiques nous éloignent de notre travail de traducteur mais entrent parfois en résonance avec des problèmes culturels et politiques qui n’ont rien d’anodin comme vous pourrez vous en convaincre en lisant :
Les traducteurs occidentaux sont-ils des barbares ? (http://passouline.blog.le monde.fr/2009/01/03/les-traducteurs-occidentaux-sont-ils-des-barbares).
C’est ce que je vois comme l’axe philosophique de la recherche en traductologie, ici le 3e . Même s’il semble peut-être bien loin des préoccupations quotidiennes des traducteurs, ils doivent en avoir conscience au risque de malentendus pouvant avoir des conséquences graves comme en témoigne également un article du monde en date du 9 janvier 2009 « L’aide au développement face à la barrière de la langue »

Pour terminer ce survol rapide de la discipline je me contenterais de citer le 4e axe dont je ne connais guère que l’existence, c’est la recherche en neuro-biologie qui tente de découvrir ce qui se passe dans le cerveau du traducteur, boîte noire pour l’instant assez impénétrable. Certains chercheurs travaillent en utilisant les Think Aloud Protocol ou TAP qui demandent aux traducteurs cobayes de verbaliser leurs questionnements et//ou raisonnement tout en traduisant. D’autres, par les techniques d’investigation employées se rapprochent des neurosciences. Ces démarches, pour passionnantes qu’elles soient, ne me semblent pas en mesure d’enrichir la pratique des traducteurs. Elles s’inscrivent me semble-t-il plutôt dans la continuité des travaux sur le langage réalisés par Brocca et d’autres dont je ne pourrais vous citer les noms car ce n’est pas du tout mon domaine. Dans cette perspective, le texte départ devient un simple élément déclencheur de processus biologiques.

Voilà très brièvement résumé quelques de millénaires de traduction et de réflexion sur l’activité ! Les débuts de la traductologie, élevé au rang science reconnue par l’université, ont coïncidé – dans les années 1950-1960 - avec l’essor de l’informatique et l’espérance qu’un jour les programmes de traduction automatique remplaceraient l’humain. Aujourd’hui, cette science humaine, dont l’existence constitue pour les uns l’avènement d’un nouveau paradigme (Intervention d’Antoine Cazé « Traduire le texte historique » dans 24e assise de la traduction littéraire Arles 2007 p. 96) tandis que d’autres la contestent encore, cherche à se rapprocher de ces sciences dites dures. Cette évolution laisse transparaître le mal être de nombreux chercheurs en sciences humaines dans une société plus encline à valoriser le quantifiable et le généralisable qu’à reconnaître l’inestimable richesse des multiples choix uniques imputables aux traducteurs. Les théories peuvent les accompagner dans leur démarche, parfois peut-être les guider et leur apprendre à mieux se connaître, mais finalement les traducteurs ne restent-ils pas seuls avec leurs textes et leurs subjectivité, aussi cadrée puisse-t-elle être par la théorie ? C’est à eux que revient la tâche d’écrire et ils sont d’ailleurs, du moins en droit français, auteur de leur traduction. On pourrait conclure en disant qu’il s’est produit, en cinquante ans de recherche en traductologie une véritable révolution copernicienne. Le texte de départ, jadis sacralisé n’est plus le centre de l’univers mais peut-être simplement une étoile parmi la constellation de ses traductions.

2 commentaires:

Anonyme a dit…

Voici quelques verbes que l'on pourrait ajouter à la liste proposée : raconter, se raconter (l’histoire), interpréter, jouer, mimer (les scènes décrites),
suggérer, impliciter, expliciter, adapter, transposer, recréer...

Tradabordo a dit…

Nathalie, allons… tu oublies l'essentiel : jouer de la harpe !