jeudi 12 mars 2009

10 questions à Sophie Léchauguette

En photo : Microphone par ganatronic

Caroline : Je te pose l’inévitable première question : pourquoi et comment t’es-tu lancée dans la traduction ?

Sophie : Pourquoi, c’est difficile à dire. Ce que je peux dire, c’est que j’ai toujours aimé traduire, des premiers petits exercices dans le secondaire aux cours de thème / version. L’activité me plaisait et ne me semblait pas très difficile, même si je n’avais pas que des bonnes notes, loin de là. J’ai vraiment commencé à en mesurer toute l’amplitude et la complexité en faisant le DESS de traduction de Charles V, quand c’était encore tout nouveau. J’ai dû faire partie de la deuxième ou troisième promo. J’ai demandé à faire mon stage chez un éditeur spécialisé dans le domaine des beaux arts, ça a été Thames et Hudson.

C. : Puis une question difficile, mais que tu as posée toi-même à mes apprentis… donc, je te la retourne sans aucun complexe : pour toi, traduire c'est… ?

S. : Dans le domaine où j’exerce, qu’il s’agisse de traduire des articles écrits par des universitaires, des guides de voyages ou des manuels rédigés par des artisans et artistes, traduire c’est réécrire. À la tâche « évidente » du traducteur qui est de traduire, s’ajoutent des non-dits qui, pour certains, relèvent peut-être plutôt de l’adaptation, mais on n’en finit pas d’essayer de tracer la frontière entre les deux. Quand il ne l’est pas, et c’est souvent le cas, il faut rendre le texte lisible. Rien ne doit arrêter le lecteur qui doit pouvoir comprendre le contenu sans être arrêté par la syntaxe. Par exemple, si je traduisais, je crois que j’aurais réécrit l’avant dernière phrase : « Quand le texte manque de clarté, et c’est souvent le cas, il faut le rendre lisible. » Quand les gens achètent des beaux-livres, c’est davantage pour la beauté de l’iconographie que pour les textes. En fait, paradoxalement, c’est le texte qui devient illustration de l’image qu’il est censé commenter ou mettre en valeur. À la limite, les gens ne le lisent pas. Alors si on veut qu’ils jettent un coup d’œil au texte, il faut une écriture qui invite la lecture.

C. : D'après ce que j'ai compris, tu te consacres essentiellement à la traduction "pragmatique", pour reprendre le terme que tu emploies toi-même… Est-ce par choix ?

S. : L’année où je faisais le DESS, j’avais aussi un poste de prof d’anglais à plein temps dans un collège « difficile » de Saint-Denis, autant dire que ce n’était pas des conditions idéales pour étudier. Entre les cours que je donnais et ceux que je prenais, ça devait déjà largement faire 35/40 heures de boulot par semaine, sans compter les transports en région parisienne. Bref, quand je pouvais enfin me mettre à traduire, j’étais déjà crevée et j’avais l’impression que mon cerveau ne répondait plus. Dans ces conditions-là, je ne me sentais pas très sûre de moi et j’avais l’impression de ne pas être prête à affronter la littérature. Par contre je connaissais un peu le domaine de l’histoire de l’art et j’avais l’impression que c’était plus à ma portée. J’ai donc choisi un stage dans ce domaine et le directeur de Thames et Hudson à l’époque m’a confié ma première traduction quelques mois après, puis une seconde…
Au bout de quatre ou cinq ans, j’ai envoyé des CV à des directeurs de collection plus littéraires ou de polars. Je me sentais capable de passer à autre chose mais ça ne s’est pas fait. Je crois que je me suis peut-être fait enfermer dans ce créneau. Mais aujourd’hui ça ne me dérange pas. Rares sont les traducteurs qui traduisent de la bonne littérature et je crois que je m’ennuierais si je devais traduire du Harlequin (ou équivalent) à tour de bras à 7 euros le feuillet.

C. : Quelles sont, à ton avis, les principales caractéristiques de ta branche ?

S. : Une grande diversité. Il faut avoir envie de recommencer à zéro livre après livre, du moins pour ce qui est de la terminologie, passer du patchwork, à la poterie via un ou deux livres de cuisines, faire le tour du monde en traduisant des guides touristiques.
Et dans tout ça, une certaine homogénéité quand même, peut-être propre au style caractéristique de ces collections dont l’objectif, du moins pour les manuels et guides pratiques est d’expliquer un savoir faire. J’aime enseigner, j’aime traduire, là je fais les deux à la fois, c’est très compatible.
Pour moi le traducteur est un maillon de la chaîne éditoriale. On participe à la création du livre en dialoguant avec le secrétaire d’édition responsable de la fabrication. Il ne faut pas hésiter à parler des problèmes rencontrés, par exemple dans les manuels d’artisanat, on peut être confronté à des difficultés quand on s’aperçoit qu’un outil ou des matériaux bien visibles sur les photos est introuvables en France. Les carcasses d’abat-jour par exemple ne sont pas structurées de la même façon en France et aux États-unis. Il a donc fallu que l’éditeur réécrive entièrement l’introduction pour que le lecteur puisse ensuite s’inspirer des abat-jour dont la fabrication était expliquée. Et évidemment, dans la traduction, il fallait faire attention à soigneusement éviter toute référence précise à la carcasse américaine, malgré les photos. C’est là où il peut être judicieux d’ajouter une petite phrase de son cru comme « sur la photo blahblah… mais ici… »
En fait, il faut faire preuve de beaucoup de jugeotte, d’initiative et d’indépendance. Et il faut non seulement faire des recherches mais bien souvent se livrer à un véritable travail de détective. Je crois que c’est une des choses qui me plaisent beaucoup. Et puis le contact avec les artisans, j’apprends plein de choses, je découvre des savoir-faire, c’est passionnant et très riche, culturellement et humainement.

C. : Peux-tu me parler de ta première traduction ? Expérience heureuse ? Expérience douloureuse ? N'hésite pas à entrer dans les détails… nous adorons cela.

S. : J’ai déjà un peu répondu plus haut. J’ai beaucoup aimé mes premières traductions, Kali, La force au féminin d’Ajit Mookerjee qui m’a fait découvrir beaucoup de choses sur l’hindouisme, puis une monographie consacrée à Jérôme Bosch, un peintre que j’aime beaucoup.
Dans le livre sur Kali, il y a un court poème de Tagore, traduit en français par Gide. J’ai donc fourni la traduction reconnue de Gide à Bernard Turle, lui-même traducteur et alors directeur de Thames et Hudson, tout en lui proposant la mienne. Il m’a fait très plaisir en choisissant mon texte. Pendant le stage, alors que je relisais une traduction et lui avais posé une question sur « le respect du texte », il m’avait répondu en invoquant « le respect du lecteur » et en ouvrant deux livres de la collection Univers de l’Art. L’un était imprimé gros, l’autre petit (je ne rappelle plus dans quel corps exactement). Pour un lectorat plutôt âgé, il lui semblait préférable que la traduction soit concise afin de pouvoir imprimer le plus gros possible.

C. : Une anecdote amusante à nous raconter ?

S. : Un souvenir qui remonte encore à mes débuts. J’avais accepté une partie d’un ouvrage intitulé Le Musée d’Israël, un catalogue pour ce musée qui est à Jérusalem. Quand on fait un catalogue pour un musée il faut s’attendre à être confrontée à la traduction des dates. Culturellement dire « av. J.-C. et après J.-C. » n’est pas neutre. En français, on peut aussi dire « avant notre ère et de notre ère ». Ça ne change rien à l’an 0 et la référence au Christ est toujours là, mais au moins est-elle implicite. Moi il me semblait que pour un livre destiné à être vendu au Musée d’Israël à Jérusalem, c’était quand même mieux mais j’ai préféré en parler avec l’éditrice. Sur le coup, elle n’a pas été réceptive. Pour elle, mieux valait en rester à l’usage le plus courant. De mon point de vue, j’avais fait mon boulot, j’obtempère donc. Inutile de se mettre à dos quelqu’un qui vous donne du travail. Plus tard, cette personne m’a dit, en grommelant un peu, que la relectrice du musée en question avait exigé que toutes les dates soient changées.

C. : Peux-tu nous dire deux ou trois choses sur les éditeurs que tu fréquentes. Leurs perspectives, leurs attentes et leurs exigences sont-elles différentes de celles des éditeurs spécialisés en littérature, par exemple ?

S. : Les contacts sont presque exclusivement pas téléphone et par mail, ce qui n’empêche pas de développer des rapports cordiaux et amicaux. J’ai beaucoup appris des gens qui m’ont confié des traductions. J’apprécie la discussion avec les relecteurs ou secrétaires d’édition qui prennent la peine de me contacter avant d’introduire des corrections. C’est comme ça que j’ai compris que le travail véritablement attendu était une réécriture qui rende le texte limpide comme je le disais plus tôt.
Je peux difficilement comparer avec les éditeurs qui font de la littérature puisque je n’ai pas encore eu l’occasion de travailler pour eux. Je pense que dans mon domaine, on travaille avec des délais encore plus courts et des remises de travail échelonnées.
En y réfléchissant, une grande différence est la maquette. Je ne crois pas qu’on dise à un traducteur littéraire qu’il ne doit pas dépasser le nombre de signes de l’original. Quand le texte légende une illustration, il y a parfois bien peu de place. Il faut souvent reformuler et dire la même chose, en plus court.
Mon pire cauchemar, la traduction d’un livre de tricot. Il y avait un modèle de pull irlandais dont l’exécution exigeait de changer souvent de mailles. Quand on sait qu’en anglais l’abréviation pour les mailles, endroit ou envers consiste en deux signes, alors qu’en français il y en a 7 (m. env.), on comprend aisément que le texte foisonne, comme on dit. Le maquettiste s’est retrouvé avec une demi page de trop. Et moi je ne voyais pas comment réduire le texte sans faire des trous dans le pull !

C. : Crois-tu que la traduction pragmatique soit ce que l'on appelle dans certains affreux jargons un "créneau porteur" ?

S. : Je ne sais pas. Ce qui est sûr, c’est qu’il y a de la production en nombre. Le problème c’est que comme les éditeurs se livrent une sérieuse concurrence, ils tirent les prix par le bas et externalisent. En gros ça veut dire qu’ils confient la réalisation à des packagers, des intermédiaires qui fabriquent le livre. Du coup, pas de contrat d’édition, puisque le packager ne va pas exploiter l’œuvre. Il ne peut que faire un bon de commande et verser un paiement forfaitaire. Dans un cas, l’éditeur n’a jamais envoyé les bouquins au packager pour qui je travaillais. J’attends toujours les exemplaires promis et comme l’éditeur n’a jamais rien signé avec moi, il ne me doit rien. Et le pire, c’est que de plus en plus non seulement le travail est externalisé mais il est aussi délocalisé, les packagers sont à l’étranger, dans des pays où les tarifs sont encore plus bas qu’en France. Et en cas de litige, on fait comment pour attaquer en justice, ou plutôt juste essayer de défendre ses droits à l’étranger ? Déjà qu’en France, ça revient tellement cher et est tellement compliqué qu’il m’est arrivé de laisser tomber.

C. : Un conseil à donner à de jeunes traducteurs ?

S. : Se rendre compte que le métier ce n’est pas seulement traduire. Ça c’est l’activité principale. On est une petite entreprise à soi tout seul. Il faut être son propre commercial, aller chercher les contrats, savoir les lire et négocier ferme.
Il faut aussi faire le suivi administratif, vérifier que les comptes sont justes. Il m’est plusieurs fois arrivé de faire corriger des erreurs dans les décomptes de droit d’auteur. Refuser d’être payé à trois mois comme les autres fournisseurs. Il y a des comptables qui prétendent ne pas faire la différence entre la ramette de papier blanc et le papier avec du texte dessus (bon c’est une métaphore plus personne n’envoie de papier, mais quand même !).
Quand on commence à gagner sa vie et à faire ses déclarations d’impôt, il faut devenir fiscaliste parce que les employés des impôts peuvent être très compréhensifs, mais souvent ils ignorent tout des spécificités de nos statuts et se contredisent entre eux.

C. : As-tu un rêve secret de traductrice ?

S. : Un rêve oui, mais pas secret.
Que la profession soit mieux reconnue, que le traducteur entre deux contrats ne se retrouve pas sans rien. Je trouve qu’on devrait avoir un statut proche de celui des intermittents du spectacle car comme eux, on travaille beaucoup en dehors des moments où on a un contrat. On est sans cesse en train de se former dans nos langues de travail, de lire pour découvrir des auteurs, les faire connaître.
Qu’il ne faille plus se battre pour obtenir quelques centimes de plus sur un feuillet. Quand je ramène ce que je touche au nombre d’heures passées, je m’aperçois parfois que je gagnerais plus en faisant des ménages, avec un diplôme à bac+5, comme les ingénieurs. Et je m’entends dire que je suis chère !

1 commentaire:

Anonyme a dit…

Merci, Sophie, de nous avoir fait partager ton expérience et de nous avoir permis de dépasser l'horizon de la traduction littéraire.