samedi 25 avril 2009

Votre version de la semaine, Fuentes

En photo : Frontera de Cristal par casterosy

Avec un jour de retard… votre version de la semaine.

LAS AMIGAS

A mi hermana Berta

¡Diles que no estoy aquí! ¡Diles que no quiero verlos! ¡Diles que no quiero ver a nadie!
Un día, nadie más llegó a visitar a Miss Amy Dunbar. Los criados, que siempre duraron poco en el servicio de la anciana, también dejaron de presentarse. Se corrió la voz sobre el difícil carácter de la señorita, su racis-mo, sus insultos.
-Siempre habrá alguien cuya necesidad de empleo sea más fuerte que su orgullo.
No fue así. La raza negra, toda ella, se puso de acuerdo, a los ojos de Miss Amy, para negarle servicio. La úl-tima sirvienta, una muchachita de quince años llamada Betsabé, se pasó el mes en casa de Miss Dunbar llorando. Cada vez que atendía el llamado a la puerta, los cada vez más raros visitantes primero miraban a la mucha-cha bañada en lágrimas e invariablemente, detrás de ella, escuchaban la voz quebrada pero ácida de la anciana.
-¡Diles que no estoy! ¡Diles que no me interesa verlos!
Los sobrinos de Miss Amy Dunbar sabían que la vieja jamás saldría de su casa en los suburbios de Chicago. Dijo que una migración en la vida bastaba, cuando dejó la casa familiar en Nueva Orleans y se vino al norte a vivir con su marido. De la casa de piedra frente al lago Michigan, rodeada de bosques, sólo la sacarían muerta.
-Falta poco -le decía al sobrino encargado de atender pagos, asuntos legales y otras cosas grandes y pequeñas que escapaban por completo a la atención de la viejecilla.
Lo que no se le escapaba era el mínimo suspiro de alivio de su pariente, imaginándola muerta.
Ella no se ofendía. Invariablemente, contestaba:
-Lo malo es que estoy acostumbrada a vivir. Se me ha convertido en hábito -decía riendo, enseñando esos dientes de yegua que con la edad les van saliendo a las mujeres anglosajonas, aunque ella sólo lo era a medias, hija de un comerciante yanqui instalado en la Luisiana para enseñarles a los lánguidos sureños a hacer negocios, y de una delicada dama de ya lejano origen francés, Lucy Ney. Miss Amy decía que era pariente del mariscal de Bonaparte. Ella se llamaba Amelia Ney Dunbar. Amy, Miss Amy, llamada señorita como todas las señoras bien de la ciudad del Delta, con derecho a ambos tratos, el de la madurez matrimonial y el de una doble infancia, ni-ñas a los quince y otra vez a los ochenta...
-No insisto en que vaya usted a una casa para gente de la tercera edad -le explicaba el sobrino, un abogado empeñado en adornarse con todos los atributos de vestimenta de la que él imaginaba la elegancia de su profe-sión: camisas azules con cuello blanco, corbata roja, trajes de Brooks Brothers, zapatos con agujetas, jamás mo-casines en días de trabajo, God forbid!-, pero si se va a quedar a vivir en este caserón, tiene necesidad de ayuda doméstica.
Miss Amy estuvo a punto de decir una insolencia, pero se mordió la lengua.
Enseñó, inclusive, la punta blanquecina. -Ojalá haga un esfuerzo por retener a sus criados, tía. La casa es muy grande.
-Es que todos se marcharon.
-Harían falta por lo menos cuatro sirvientes para atenderla como en los viejos tiempos.
-No. Aquellos eran los tiempos jóvenes. Éstos son los viejos tiempos, Archibald. Y no fueron los criados los que se marcharon. Se fue la familia. Me dejaron sola.
-Muy bien, tía. Tiene usted razón.
-Como siempre.
Archibald asintió.
-Hemos encontrado una señora mexicana dispuesta a trabajar con usted.
-Tienen fama de holgazanes.
-No es cierto. Es un estereotipo.
-Te prohíbo que toques mis clichés, sobrino. Son el escudo de mis prejuicios. Y los prejuicios, como la pala-bra lo indica, son necesarios para tener juicios. Buen juicio, Archibald, buen juicio. Mis convicciones son defi-nidas, arraigadas e inconmovibles. Nadie me las va a cambiar a estas alturas.
Se permitió un respiro hondo y un poco lúgubre.
-Los mexicanos son holgazanes.
-Haga una prueba. Es gente servicial, acostumbrada a obedecer.
-Tú también tienes tus prejuicios, ya ves- rió un poquito Miss Amy, acomodándose el pelo tan blanco y tan viejo que se estaba volviendo amarillo, como los papeles abandonados durante mucho tiempo a las inclemencias de la luz. Como un periódico, se decía el sobrino Archibald, toda ella se ha vuelto como un periódico antiguo, amarillento, arrugado, lleno de noticias que no le interesan ya a nadie...

Carlos Fuentes, La frontera de cristal

***

Brigitte nous propose sa traduction :

LES AMIES

A ma sœur Berta

- Dis-leur que je ne suis pas là ! Dis-leur que je ne veux pas les voir ! Dis-leur que je ne veux voir personne !
Un jour, plus personne ne rendit visite à Miss Amy Dunbar. Les domestiques, qui étaient toujours restés peu de temps au service de la vieille femme, cessèrent également de se présenter chez elle. La rumeur se propagea sur le caractère difficile de la demoiselle, son racisme, ses insultes.
- Il y aura toujours quelqu’un pour qui le besoin de travail sera plus fort que son orgueil.
Mais il n’en fut pas ainsi. La race noire tout entière fit front à Miss Amy pour lui refuser ses services d’un commun accord. La dernière servante, une gamine de quinze ans, prénommée Betsabé, passa un mois chez Miss Dunbar à pleurer. Chaque fois qu’elle accueillait quelqu’un qui frappait à la porte, les visiteurs -qui se faisaient de plus en plus rares- voyaient d’abord la jeune fille en pleurs et invariablement, derrière elle, ils entendaient la voix rauque mais acide de la vielle femme.
- Dis-leur que je ne suis pas là ! Dis-leur que ça ne m’intéresse pas de les voir !
Les neveux de Miss Amy Dunbar savaient que jamais la vieille femme ne partirait de sa maison des faubourgs de Chicago. Elle avait dit qu’une migration dans la vie suffisait bien, quand elle avait quitté la maison familiale de La Nouvelle Orléans et qu’elle était venue dans le nord pour vivre avec son mari. De la maison en pierre face au Lac Michigan, entourée de forêts, ils ne la feraient sortir que morte/les pieds devant.
- Il n’y en a plus pour longtemps- disait-elle au neveu chargé de s’occuper des paiements, des affaires juridiques et autres choses petites et grandes qui échappaient totalement à la vigilance de la petite vieille.
Ce qui ne lui échappait pas c’était le petit soupir de soulagement de son parent quand il l’imaginait morte.
Elle ne s’en offusquait pas. Invariablement, elle répondait :
- Le pire c’est que j’ai pris l’habitude de vivre. C’est devenu pour moi une manie –disait-elle en riant, découvrant sa dentition chevaline comme les femmes anglo-saxonnes l’avaient souvent avec l’âge. Anglo-saxonne, elle ne l’était cependant que pour moitié : fille d’un commerçant yankee installé en Louisiane pour inculquer le sens des affaires aux gens du sud nonchalants et d’une dame délicate d’une origine française déjà lointaine, Lucy Ney. Miss Amy se disait parente du maréchal de Bonaparte. Elle s’appelait Amelia Ney Dunbar. Amy, Miss Amy, appelée « mademoiselle » comme toutes les femmes bien de la ville du delta qui avaient droit aux deux traitements : celui du à la maturité des femmes mariées et celui du à sa double enfance, à quinze ans et à nouveau à quatre-vingts…
- Je n’insiste pas pour que vous alliez dans un établissement pour personnes du troisième âge- lui expliquait son neveu, un avocat qui s’évertuait à porter tous les attributs vestimentaires qui constituaient – croyait-il- le summum de l’élégance dans sa profession : chemise bleue à col blanc, cravate rouge, costume de chez Brooks Brothers, chaussures à lacets, jamais de mocassins les jours de travail, God forbid !- mais si vous restez vivre dans cette grande maison, il vous faut une aide ménagère.
Miss Amy faillit lâcher quelque insolence, mais elle se mordit la langue.
Elle en montra même la pointe blanchâtre. - Je vous conjure de faire un effort pour retenir vos domestiques, ma tante. La maison est très grande.
- C’est qu’ils sont tous partis.
- Il vous faudrait au moins quatre employés de maison pour vous servir comme par le passé.
- Non. Ces temps-là c’étaient les jeunes années. Et à présent ce sont les vieilles années, Archibald. Et ce ne sont pas les domestiques qui sont partis. C’est la famille. On m’a laissée toute seule.
- Très bien, ma tante. Vous avez raison.
- Comme toujours.
Archibald insista.
- Nous avons trouvé une femme mexicaine prête à travailler pour vous.
- Ils ont la réputation de fainéants.
- Ce n’est pas si sûr. C’est une idée reçue.
- Je t’interdis de toucher à mes clichés, mon neveu. Ils représentent le blason de mes préjugés. Et les préjugés, comme le mot l’indique, sont nécessaires pour se faire un jugement. Bon jugement, Archibald, bon jugement. Mes convictions sont arrêtées, enracinées et inébranlables. Personne ne me fera plus changer d’avis maintenant.
Elle s’accorda une respiration profonde et un peu lugubre.
- Les Mexicains sont des fainéants.
- Faites un essai. Ce sont des gens serviables, habitués à obéir.
- Toi aussi tu as tes préjugés, tu vois – Miss Amy rit un peu en arrangeant ses cheveux, des cheveux si blancs et si vieux qu’ils jaunissaient, comme les papiers abandonnés longtemps aux vicissitudes de la lumière. Comme un journal, se disait le neveu Archibald, elle est elle-même devenue un vieux journal jaunâtre, fripé, rempli d’informations qui n’intéressaient plus personne…

***

Nathalie nous propose sa traduction :

Les Amies

A ma sœur, Berta

- Dis-leur que je ne suis pas là ! Dis-leur que je ne veux pas les voir ! Dis-leur que je ne veux voir personne !
Un jour, plus personne ne vint rendre visite à Miss Amy Dunbar. Les domestiques, qui ne restèrent jamais longtemps au service de la vieille dame, eux aussi, cessèrent de se présenter. Une rumeur circula au sujet du mauvais caractère de la vieille demoiselle, de son racisme, de ses insultes.
- Il y aura toujours quelqu'un pour faire passer son besoin d'emploi avant son orgueil.
Il n'en fut rien. Tous les Noirs, sans exception, se mirent d'accord, au vu et au su de Miss Amy, pour refuser de la servir. La dernière servante, une jeune fille de quinze ans, appelée Betsabé, passa tout un mois chez Miss Dunbar à pleurer. Chaque fois qu'elle allait ouvrir la porte, les quelques visiteurs, qui se faisaient de plus en plus rares, regardaient d'abord la jeune fille en larmes puis, invariablement, derrière elle, entendaient la voix cassée mais acerbe de la vieille dame.
- Dis-leur que je n'y suis pas ! Dis-leur que ça ne m'intéresse pas de les voir !
Les neveux de Miss Dunbar savaient que la vieille dame ne partirait jamais de sa maison, située dans les bas quartiers de Chicago. Elle leur avait dit qu'une migration, dans une vie, c'était suffisant : elle avait abandonné la maison familiale de la Nouvelle-Orléans pour venir vivre dans le Nord avec son mari. Ce n'est que morte qu'on la sortirait de sa maison en pierre, entourée d'arbres, face au lac Michigan.
- Ce qui ne saurait tarder - lui disait son neveu, chargé de s'occuper des factures, des questions juridiques et d'autres choses, plus ou moins importantes, qui échappaient complètement au contrôle de la petite vieille.
Ce qui, en revanche, ne lui échappait pas, c'était le plus léger soupir de soulagement de son parent, qui l'imaginait déjà morte.
Elle ne s'en offusquait pas. Elle répondait, invariablement :
- L'ennui, c'est que je me suis habituée à vivre. C'est devenu une seconde nature - disait-elle en riant, montrant ces dents de cheval si caractéristiques des femmes d'un certain âge, d'origine anglo-saxonne, bien qu'elle ne le fût qu'à moitié, fille d'un commerçant yankee installé en Louisiane pour apprendre aux gens du Sud, frappés de langueur, à faire des affaires, et d'une dame délicate d'une bien lointaine origine française, Lucy Ney. Miss Amy disait qu'elle était parente du maréchal de Bonaparte. Elle s'appelait Amelia Ney Dunbar. Amy, Miss Amy, appelée mademoiselle comme toutes les femmes bien nées de la ville du Delta, avait droit à un double traitement : celui de la maturité matrimoniale et celui de la double enfance, petite fille à quinze ans et une autre fois à quatre-vingt...
- Je n'insiste pas pour que vous alliez dans une maison pour personnes du troisième âge - lui expliquait son neveu, un avocat qui s'obstinait à s'affubler de tous les attributs vestimentaires qui incarnaient, selon lui, l'élégance de sa profession : chemises bleues à col blanc, cravate rouge, costumes de chez Brooks Brothers, chaussures à lacets, jamais de mocassins les jours de travail, Dieu l'en préserve ! - mais si vous restez dans cette grande maison, vous avez besoin d'être aidée par des domestiques.
Miss Amy fut sur le point de lancer une réplique insolente mais elle se mordit la langue.
Elle en laissa, pourtant, apparaître le bout blanchâtre.
- Si seulement vous faisiez un effort pour retenir vos employés, ma tante. La maison est très grande.
- C'est qu'ils sont tous partis.
- Il faudrait au moins quatre employés pour s'en occuper, comme dans l'ancien temps.
- Non. L'ancien temps, c'est aujourd'hui, pas hier, Archibald. Et ce ne sont pas les domestiques qui sont partis. C'est la famille qui m'a abandonnée. Qui m'a laissée seule.
- Très bien, ma tante. C'est vous qui avez raison.
- Comme toujours.
Archibald acquiesça.
- Nous avons trouvé une Mexicaine disposée à travailler pour vous.
- Elles ont la réputation d'être fainéantes.
- Ce n'est pas vrai. Il s'agit d'un stéréotype.
- Je t'interdis de toucher à mes clichés, mon neveu. Ce sont les boucliers de mes préjugés. Et les préjugés, comme leur nom l'indique, servent à porter des jugements. Du bon sens, Archibald, du bon sens. Mes convictions sont définies, enracinées et immuables. Personne ne va m'en faire changer à mon âge.
Elle s'autorisa à respirer profondément et de façon quelque peu lugubre.
- Les Mexicains sont fainéants.
- Fais un essai. Ce sont des gens serviables, habitués à obéir.
- Toi aussi, tu vois, tu as tes préjugés - s'exclama Miss Amy, riant à peine, tout en arrangeant ses cheveux si blancs et si vieux qu'ils en devenaient jaunes, comme les papiers exposés pendant très longtemps aux agressions de la lumière. Comme un journal, se disait le neveu Archibald, elle est devenue, de la tête aux pieds, comme ces vieux journaux, jaunis, froissés, remplis de nouvelles qui n'intéressent plus personne...

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Laure nous propose sa traduction :

Les amies

Á ma sœur Berta

Dis-leur que je ne suis pas là ! Dis-leur que je ne veux pas les voir ! Dis-leur que je ne veux voir personne !
Un jour, personne ne rendit plus visite à Miss Amy Dunbar. Les domestiques, qui ne faisaient jamais long feu au service de la vieille dame, cessèrent de se montrer eux-aussi. La rumeur se répandit du mauvais caractère de la demoiselle, de son racisme, de ses insultes.
Il y aura toujours quelqu’un dont le besoin de travailler sera plus fort que son orgueil. Il n’en fut pas ainsi. La race noire toute entière s’entendit sous les yeux de Miss Amy pour refuser de la servir. La dernière bonne, une petite de quinze ans appelée Bétsabé, passa son mois chez Miss Dunbar à pleurer. Á chaque fois qu’elle ouvrait la porte, les toujours plus rares visiteurs avaient d’abord sous les yeux la jeune fille baignée de larmes et invariablement, derrière elle, ils entendaient la voix cassée mais acide de la vieille dame.
– Dis-leur que je ne suis pas là ! Dis-leur que ça ne m’intéresse pas de les voir !
Les neveux de Miss Amy savaient que la vieille ne sortirait jamais de sa maison des faubourgs de Chicago. Elle avait dit que dans une vie une migration était suffisante, quand elle avait laissé la maison familiale de La Nouvelle Orléans et qu’elle était venue vivre dans le nord avec son mari. De la maison en pierre qui faisait face au lac Michigan on ne la sortirait que morte.
– D’ici peu –disait-elle à son neveu chargé des factures, des problèmes légaux et d’autres choses grandes ou petites qui échappaient complètement à la vigilance de la petite vieille.
Ce qui ne lui échappait pas c’était le tout petit soupir de soulagement de son parent, quand il l’imaginait morte.
Elle ne s’offensait pas. Invariablement, elle répondait :
– l’ennui c’est que je suis habituée à vivre. S’en est devenu une habitude –disait-elle en riant, en montrant ses dents de jument qui se déchaussent avec l’âge chez les femmes anglo-saxonnes, bien qu’elle ne le fût qu’à moitié, étant la fille d’un marchand yankee installé en Louisiane pour apprendre aux sudistes nonchalants à faire des affaires, et d’une dame délicate aux origines françaises déjà lointaines, Lucy Ney. Miss Amy disait qu’elle était parente du maréchal Bonaparte. Elle s’appelait Amélia Ney Dunbar. Amy, Miss Amy, appelé Mademoiselle comme toutes les demoiselles honorables de la ville du Delta, avait droit aux deux sortes de considération, celle accordée à la maturité d’un mariage, et celle d’une double enfance, petite fille à quinze ans et de nouveaux à quatre-vingt…
– Je n’insiste pas pour que vous alliez dans une maison de retraite –lui expliquait son neveu, un avocat occupé à se parer de tous les attributs vestimentaires qu’il imaginait être l’élégance de sa profession : des chemises bleus au col blanc, cravate rouge, costumes des frères Brooks, des chaussures à lacets, jamais de mocassins les jours de travail, God forbid ! –, mais s’il vient vivre dans cette grande maison, il aura besoin d’aide domestique.
Miss Amy fut sur le point d‘être insolente, mais elle se mordit la langue. Elle en montra même la pointe blanchâtre.
– Pourvu que vous fassiez un effort pour retenir vos domestiques, ma tante. La maison est très grande.
– C‘est qu’ils sont tous partis.
– Il faudrait au moins quatre serviteurs pour s’occuper de vous comme au bon vieux temps.
– Non. Ça c’était le temps de la jeunesse. Maintenant c’est le bon vieux temps. Et ce ne sont pas les domestiques qui sont partis. C’est la famille. Ils m’ont laissée seule.
– Très bien, ma tante. Vous avez raison.
– Comme toujours.
Archibald acquiesça.
– Nous avons trouvé une femme, mexicaine, disposée à travailler pour vous.
– Ils ont une réputation de paresseux.
– Rien de moins sûr. C’est un stéréotype.
– Je t’interdis de toucher à mes clichés, mon neveu. Ils sont l’emblème de mes préjugés. Et les préjugés, comme le mot l’indique, sont nécessaires pour pouvoir juger. Du bon sens, Archibald, du bon sens. Mes convictions sont définies, enracinées et inamovibles. Personne ne va me faire changer d’avis à cette époque de ma vie.
Elle se permit une inspiration profonde et un peu lugubre.
– Les mexicains sont des paresseux.
– Donnez m’en la preuve. Ce sont des gens serviables, habitués à obéir.
– Toi aussi tu as tes préjugés, tu vois –se moqua un peu Miss Amy, en arrangeant ses cheveux si blancs et si vieux qu’ils jaunissaient, comme les papiers longtemps abandonnés aux rigueurs de la lumière. Comme un journal, se disait le neveu Archibald, elle est devenue toute entière comme un vieux journal, jaunâtre, ridé, plein de nouvelles qui n’intéressent personne…

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Odile nous propose sa traduction :

LES AMIES

À ma soeur Berta

- Dis-leur que je ne suis pas là! Dis-leur que je ne veux pas les voir! Dis-leur que je ne veux voir personne!
Un jour, plus personne ne rendit visite à Miss Amy Dunbar. Les domestiques, qui ne restaient jamais bien longtemps au service de la vieille femme, cessèrent eux aussi de se présenter chez elle. La rumeur se répandit à propos du caractère difficile de la demoiselle, de son racisme et de ses insultes.
- Il y aura toujours quelqu'un pour qui la nécessité de travailler sera plus forte que son orgueil.
Il n'en fut pas ainsi. La race noire, sans exception, s'accorda pour s'opposer à miss Amy et refuser de lui offrir ses services. La dernière servante, une gamine de quinze ans qui répondait au prénom de Betsabé, pleura durant tout le mois qu'elle passa chez Miss Dunbar. Chaque fois qu'elle ouvrait la porte, les visiteurs, au demeurant de plus en plus rares, voyaient d'abord la jeune fillle en pleurs puis, invariablement, derrière elle, ils entendaient la voix éraillée mais acide de la vieille femme.
- Dis-leur que je ne suis pas là! Dis-leur que cela ne m'intéresse pas de les voir!
Les neveux de Miss Amy Dunbar savaient que la vieille femme ne quitterait jamais sa maison des faubourgs de Chicago. Elle avait dit qu'une migration suffisait dans une vie : quand elle avait abandonné la maison familiale de la Nouvelle-Orléans pour venir vivre avec son mari dans le Nord. De la maison de pierre, située face au lac Michigan et entourée de forêts, on ne l'en sortirait que morte.
- Il n'y en a plus pour très pour longtemps- disait-elle au neveu chargé de s'occuper des encaissements, des affaires juridiques et autres choses, importantes ou non, qui échappaient totalement à la vigilance de la petite vieille.
Ce qui ne lui échappait pas, en revanche, c' était le discret soupir de soulagement de son parent quand il l'imaginait morte.
Elle ne s'en offusquait pas. Et, invariablement, elle répondait :
- Le problème, c'est que je me suis accoutumée à vivre. C'est devenu pour moi une habitude – disait-elle en riant, découvrant cette dentition de cheval que l'âge laisse apparaître chez les femmes anglo-saxonnes. Anglo-saxonne, elle ne l'était qu'à moitié ; en effet, elle était la fille d'un commerçant yankee venu s' installer en Louisiane pour inculquer aux nonchalants habitants du Sud le sens des affaires et d'une délicate dame dont l'origine française était bien lointaine, Lucy Ney. Miss Amy affirmait qu'elle était une parente du maréchal de Bonaparte. Elle s'appelait Amelia Ney Dunbar. Amy, Miss Amy, qu'on appelait mademoisel!e, comme toutes les dames bien nées de la cité du Delta, avait droit aux deux traitements : celui réservé à la maturité de femmes mariée et celui que lui valait une double enfance, fillette à quinze ans puis de nouveau à quatre-vingts ans...
- Je n'insiste pas pour que vous alliez dans une maison pour personnes du troisième âge – lui expliquait le neveu, un avocat qui s'obstinait à s'affubler de tous les attributs vestimentaires appropriés à l'idée qu'il se faisait de l'élégance dans sa profession : chemises bleues à col blanc, cravate rouge, costumes de chez Brooks Brothers, chaussures à lacets, jamais de mocassins pour les jours de travail, God forbid! -, mais si vous devez rester dans cette grande maison, vous avez besoin d'aide domestique.
Miss Amy fut sur le point de dire une insolence, mais elle se mordit la langue.
Elle en montra même la pointe blanchâtre. - Puissiez-vous faire un effort pour garder vos domestiques, ma tante. La maison est très grande.
- Mais c'est qu'ils sont tous partis.
- Il faudrait au moins quatre personnes pour vous servir, comme par le passé.
- Non. Le passé, c'était les jeunes années. Et maintenant, ce sont les vieilles années, Archibald. Et ce ne sont pas les domestiques qui sont partis. C'est la famille. On m'a laissée toute seule.
- Très bien, ma tante. Vous avez raison.
- Comme toujours.
Archibald acquiesça.
- Nous avons trouvé une femme mexicaine prête à travailler chez vous.
- Ils ont la réputation d'être des fainéants.
- Ce n'est pas vrai. C'est une idée reçue.
- Je te défends de toucher à mes clichés, mon neveu. Ils sont le blason de mes préjugés. Et les préjugés, comme le mot l'indique, sont nécessaires pour se forger un jugement. Bon jugement, Archibald, bon jugement. Mes convictions sont arrêtées, bien ancrées et inébranlables. A mon âge, personne ne me fera changer d'avis.
Elle s'autorisa un profond soupir, un peu lugubre.
- Les mexicains sont des fainéants..
- Faites un essai. Ce sont des gens serviables, habitués à obéir.
- Toi aussi, tu as tes préjugés, tu vois – dit avec un petit rire miss Amy tout en arrangeant ses cheveux, des cheveux si blancs et si vieux qu'ils jaunissaient, comme les papiers laissés pendant très longtemps à l'inclémence de la lumière. Comme un journal, se disait le neveu Archibald, sa personne toute entière est devenue commme un vieux journal, jaunâtre, froissé, plein de nouvelles qui n'intéressent plus personne...

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