vendredi 26 juin 2009

Votre version de la semaine, Laforet

La madre estaba mirando hacia el patio por la ventana de la cocina, cuando Lucas llegó por detrás y la levantó en vilo. Bueno, la alzó apenas un palmo del suelo, porque aunque Lucas era grande, cuadrado y fuerte y su madre muy pequeña de estatura, la señora parecía una bolita, y pesaba lo suyo.
— Mamá.
Doña Pepita sintió una emoción muy grande en la voz del muchachote y aquella emoción se le contagió a ella de manera algo ridícula.
Afortunadamente la cocina estaba a oscuras, tibia y tranquila, sin más claridad que la poca que al atardecer dejaba colarse en un patio, donde muchas cuerdas de ropa con sábanas tendidas, hacían pensar en una exposición de fantasmas. Sobre aquellos fantasmas, muy alto, al filo de la azotea, se veía una franja de cielo donde se fundían suavísivamente rosas y azules y hasta brillaba un lucero de plata.
En la ventanilla se recortaban dos tiestos de geranios floridos, y detrás, alrededor de la madre y del hijo, suaves sombras envolvían el fogón apagado, el fregadero donde brillaban los grifos del agua como dos puntos de oro y la mesa de pino cubierta con un hule brillante, blanco y rojo.
— Hijo..., ¡qué loco eres!... ¿Cómo has venido tan pronto?... Ahora mismo pensaba encender la lumbre para empezar a preparar la cena...
Lucas no hacía caso de aquella charla. Cogió la cabeza de la mujer entre sus manos, la besó en los ojos y luego la oprimió contra sus propios hombros, en un abrazo tierno, durante unos segundos en los que la madre pudo oír latir el corazón del muchacho.
— Mamá, ¿por qué te andas preocupando de estas cosas? ¿No tienes criada?
La criada — lujo que la familia había introducido el invierno anterior— era el orgullo de la casa.
— Sí, tengo criada... pero ha salido, como todas las tardes, a verse con el novio... Buenas andarían las cosas si no me ocupara yo... Pero a ti, ¿ qué te pasa hoy ?
— ¿A mí?... Nada; no me pasa nada. Pero no me gusta que trabajes. Ya sabes que no te conviene cansarte. Hoy mismo me ha dicho el médico que te debes cuidar mucho.
— ¡Ah!...
No era más que eso. Una exclamación suave, tierna, pero doña Pepita volcó en ella muchas cosas y muchas angustias. Al principio de su enfermedad, cuando se sintió tan mal, había tenido miedo de morir pronto. Después había visto a sus hijos y a su marido tan preocupados, la habían hecho desfilar por tantos especialistas en un mes, que ya sólo tenía miedo de la angustia de ellos.
La idea de la muerte había entrado en ella, la había asimilado, la había aceptado como algo inevitable, casi hermoso, ya que la convertía en aquel centro de interés para todos aquellos hombres suyos, tan queridos. Por fin, la idea de la muerte se había borrado de su espíritu substituida por el deseo de engañar a los muchachos, al marido. Hasta se encontraba mucho mejor. Ahora le parecía una bobada haber pensado en morir. ¿Qué harían sin ella aquellos tontos?
— Hazme el favor de no hacer caso al médico. Estoy mejor. Se puede decir que estoy buena.
— Sí —dijo Lucas.
Recordaba las palabras del especialista: "Todo depende de lo que tarde en repetirle el ataque. No se confíen ustedes por verla aparentemente mejorada. No quiero ser pesimista, pero no le doy un año de vida, aunque siempre cabe pensar en un milagro...".
— Mamá.
Doña Pepita se rehízo.
— Bueno, ya está bien. "Mamá, mamá...". ¡Un hombre con novia!... Voy a encender la luz. Así... Déjame que te mire... A ti te pasa algo. ¿Has reñido con la novia?
Lucas, debajo de la luz amarillenta de la bombilla recién encendida, tenía un aspecto torpe, fatigado. Puso una cara de sorpresa un tanto estúpida.
— ¡Dios míol... ¡Si me estará esperando!... Doña Pepita alzó los brazos.
— ¿De modo que te has olvidado de ella?... ¡Vaya un enamorado! Corre a buscarla ».
Y no te asombres mucho si no te espera ya... Estas chicas de ahora no esperan ni un minuto... Y hacen bien... Yo me pasaba horas en la ventana... Es un desperdicio de tiempo... Pero, ¿qué haces que no te marchas ?

Carmen Laforet, El último verano

***

Nathalie nous propose sa traduction :

La mère était en train de regarder vers la cour intérieure, à travers la fenêtre de la cuisine, lorsque Lucas arriva par derrière et la souleva dans les airs. Bon, d'accord, il ne la décolla que de quelques centimètres du sol, car bien que Lucas fût grand, carré et fort, et sa mère de très petite taille, la dame en question ressemblait à une boule et faisait son poids.
– Maman.
Doña Pepita perçut, dans la voix de ce grand garçon, une très vive émotion, qui l'envahit à son tour, de manière quelque peu ridicule.
Heureusement, la cuisine, tiède et calme, était plongée dans l'obscurité, sans d'autre clarté que celle, bien mince, que le soir laissait passer dans la cour intérieure, où les nombreuses cordes à linge, recouvertes de draps, faisaient penser à une exposition de fantômes. Au-dessus de ces fantômes, très haut, à l'extrémité de la terrasse, on apercevait une frange de ciel où se fondaient, tout en douceur, les roses et les bleus et où brillait même un astre d'argent.
Deux pots de géraniums fleuris se découpaient sur la vitre, et derrière, autour de la mère et du fils, des ombres douces enveloppaient le fourneau éteint et l'évier où brillaient deux robinets, semblables à deux points dorés, ainsi que la table en pin recouverte d'une toile cirée brillante, rouge et blanche.
– Tu es fou, mon fils !... Comment se fait-il que tu sois là si tôt ?... Je pensais justement allumer le gaz pour commencer à préparer le dîner...
Lucas ne prêtait guère attention à ces remarques. Il saisit la tête de la femme dans ses mains, lui baisa les yeux puis la serra contre son épaule, dans une tendre accolade; et pendant quelques secondes, la mère put entendre battre le cœur du jeune homme.
– Maman, pourquoi est-ce que tu te préoccupes de ce genre de choses ? Tu n'as pas de domestique ?
La domestique – un luxe que la famille avait introduit l'hiver dernier – faisait l'orgueil de la maison.
– Oui, j'ai une domestique... mais, comme tous les soirs, elle est sortie retrouver son petit ami... Les choses ne seraient pas très reluisantes, si je ne m'en souciais pas... Mais, toi, dis-moi, qu'est-ce que tu as aujourd'hui ?
– Moi ?... Rien ; je n'ai rien. Mais je n'aime pas te voir travailler. Tu sais bien qu'il ne faut pas que tu te fatigues. Pas plus tard qu'aujourd'hui, le médecin m'a dit que tu devais prendre grand soin de toi.
– Ah !
Ce n'était rien d'autre qu'une exclamation douce, tendre, mais doña Pepita y introduisit beaucoup de choses et beaucoup d'angoisse. Au début de sa maladie, quand elle se sentait vraiment mal, elle avait eu peur de mourir prématurément. Puis, elle avait vu ses fils et son mari si inquiets, ils l'avaient montrée à tant de spécialistes en un mois, que seule leur angoisse, désormais, lui faisait peur. L'idée de la mort était entrée en elle; elle l'avait assimilée, elle l'avait acceptée comme quelque chose d'inévitable, de beau, presque, car elle était devenue « le » centre d'intérêt de tous ces hommes - eux, qu'elle chérissait tant. Finalement, l'idée de la mort avait disparu de son esprit, remplacée par le désir de tromper les garçons, le mari. Elle se sentait même beaucoup mieux. Avoir pensé à la mort lui semblait, maintenant, une absurdité.
– Fais-moi plaisir : ne t'occupe plus du médecin. Je vais mieux. On peut même dire que je vais bien.
– D'accord - répondit Lucas.
Il se rappelait les paroles du spécialiste : « Tout dépend du répit dont elle bénéficiera avant une nouvelle attaque. Ne vous fiez pas à une apparente amélioration de son état. Je ne veux pas être pessimiste, mais je ne lui donne pas un an, bien qu'il faille toujours compter sur un miracle... »
– Maman.
Doña Pepita retrouva aussitôt ses esprits.
– Bon, maintenant, ça suffit. « Maman,maman... ». Un homme qui est fiancé ! Je vais allumer la lumière. Voilà... Laisse-moi te regarder... Toi, tu as quelque chose. Tu t'es disputé avec ta fiancée ?
Lucas, sous la lumière jaunâtre de l'ampoule qui venait de s'éclairer, avait l'air bête, fatigué. Son visage marqua une surprise un peu stupide.
– Mon Dieu !… Mais, c'est qu'elle doit m'attendre !
Doña Pepita leva les bras au ciel.
– Alors, comme ça, tu l'as oubliée ? Quel amoureux tu fais ! Cours la chercher ! Et ne n'étonne pas trop si elle ne t'attend plus...Les filles d'aujourd'hui n'attendent pas plus d'une minute... Et elles ont raison... Moi, j'attendais des heures à ma fenêtre... C'est une perte de temps... Mais qu'est-ce tu fais là ? Tu n'es pas encore parti ?

***

Brigitte nous propose sa traduction :


VERSION - CARMEN LAFORET - EL ULTIMO VERANO

La mère regardait dans le patio par la fenêtre de la cuisine, lorsque Lucas arriva derrière elle et la souleva en l’air. Enfin, d’à peine quelques centimètres au-dessus du sol, car Lucas avait beau être grand, carré et fort et sa mère de petite taille, la femme avait l’air d’une petite boule et pesait son poids.
- Maman.
Doña Pepita remarqua une vive émotion dans la voix du garçon et il lui transmit cette émotion d’une manière un peu ridicule.
Heureusement, la cuisine était dans l’ombre, tiède et calme, sans autre clarté que le peu de lumière qui pouvait pénétrer dans un patio en fin d’après-midi. Là, des draps étendus sur de nombreuses cordes à linge faisaient penser à une exposition de fantômes. Au-dessus de ces fantômes, tout en haut, au ras du toit, on voyait une frange de ciel où se fondaient tout en douceur des roses et des bleus et où luisait même un éclat d’argent.
Sur la petite fenêtre, deux pots de géraniums en fleurs se profilaient et derrière, autour de la mère et du fils, de douces ombres enveloppaient le fourneau éteint, l’évier où les robinets étincelaient comme deux points d’or et la table de pin recouverte d’une toile cirée brillante, blanche et rouge.
- Mon fils… Mais tu es fou ! … Comment se fait-il que tu rentres si tôt ?...Je pensais à l’instant à allumer le feu pour commencer à préparer le dîner.
Lucas ne faisait pas attention à ce qu’elle disait. Il prit la tête de la femme entre ses mains. Il l’embrassa sur les paupières puis il la serra contre lui en l’enlassant avec tendresse, pendant quelques secondes où la mère put entendre battre le cœur du garçon.
- Maman, pourquoi est-ce que tu t’occupes de ça ? Tu n’as pas de bonne ?
La bonne – luxe que la famille avait introduit l’hiver précédent – était la fierté de la maison.
- Si, j’ai une bonne…mais elle est sortie, comme tous les soirs, pour retrouver son fiancé…Ah, ce serait du joli si je ne m’occupais pas de… Mais qu’est-ce que tu as ?
- Moi ? …Rien. Mais ça ne me plaît pas que tu travailles. Tu sais bien que tu ne dois pas te fatiguer. Aujourd’hui même, le médecin m’a dit que tu devais prendre bien soin de toi.
- Ah ! …
Rien de plus. Juste une exclamation douce, tendre, mais doña Pepita y mit beaucoup de choses et beaucoup d’angoisses. Au début de sa maladie, quand elle s’était sentie si mal, elle avait eu peur de mourir très vite. Puis elle avait trouvé ses enfants et son mari tellement soucieux, ils l’avaient emmenée voir tant de spécialistes en un mois, qu’elle n’avait plus peur que de leur propre angoisse.
L’idée de la mort était entrée en elle, elle l’avait assimilée, elle l’avait acceptée comme quelque chose d’inévitable, de presque beau, car elle devenait le centre d’intérêt aux yeux de tous ces hommes, ses hommes à elle, qu’elle chérissait tant. Enfin, l’idée de la mort s’était effacée de son esprit, remplacée par le désir de tromper ses garçons, son mari. Elle s’en sentait même beaucoup mieux. A présent, elle trouvait stupide d’avoir pensé qu’elle allait mourir. Qu’est-ce qu’ils feraient sans elle, ces bêtas ?
- Fais-moi le plaisir de ne pas faire attention au médecin. Je vais mieux. On peut dire que je suis en bonne santé.
- Oui, dit Lucas.
- Il se souvenait des paroles du médecin : « Tout dépend dans combien de temps se produira la prochaine crise. Ne vous fiez pas à son amélioration apparente. Je ne veux pas être pessimiste, je ne lui donne pas plus d’un an à vivre, mais on peut toujours espérer un miracle… »
- Maman.
Doña Pepita arrangea sa tenue.
- Bon…allez ça suffit. « Maman, Maman… ». Un homme qui a une fiancée !... Je vais allumer la lumière. Voilà…Laisse-moi te regarder…Toi, il y a quelque chose qui ne va pas. Tu t’es disputé avec ta fiancée ?
Sous la lumière jaunâtre de l’ampoule qui venait d’être allumée, Lucas avait l’air mal à l’aise, fatigué. Il fit une tête étonnée et un peu bête.
- Zut … ! Elle doit être en train de m’attendre !... Doña Pepita leva les bras au ciel.
- Ne me dis pas que tu l’as oubliée ? … Tu parles d’un amoureux ! File vite la rejoindre ! ».
- Et ne t’étonne pas trop si elle ne t’attend plus…Les filles de maintenant n’attendent pas même une minute…Et elles ont bien raison…Moi, je passais des heures devant la fenêtre… C’est une perte de temps… Mais, qu’est-ce que tu fabriques, tu n’y vas ?

***

Laëtitia nous propose sa traduction :

La mère était en train de regarder vers la cour par la fenêtre de la cuisine, quand Lucas arriva par derrière et la leva en l’air. Bon, il la souleva à peine à deux doigts du sol, parce que bien que Lucas soit grand, carré et fort et sa mère haute comme trois pommes, la dame ressemblait à une petite boule, et faisait son poids.
- Maman.
Doña Pepita sentit une émotion très vive dans la voix du jeune homme et cette émotion la contamina de manière un peu ridicule.
Heureusement, la cuisine était dans le noir, tiède et tranquille, sans plus de clarté que la rare qui le soir réussissait à s’infiltrer dans une cour, où une multitude de cordes à linge avec des draps tendus, faisait penser à une exposition de fantômes. Au-dessus de ces fantômes, très haut sur le bord de la terrasse, on voyait un bandeau de ciel où se fondaient doucement des roses et des bleus et où étincelait même une étoile. Sur la fenêtre on distinguait deux pots de géraniums fleuris, et derrière, autour de la mère et de son fils, de douces ombres entouraient le foyer éteint, l’évier dans lequel luisaient les robinets d’eau comme deux points d’or et la table en pin couverte d’une toile cirée brillante, blanche et rouge.
- Mon fils..., mais tu es fou !... Pourquoi arrives-tu si tôt ?... Je pensais allumer le feu à l’instant même pour commencer à préparer le dîner...
Lucas ne faisait pas attention à ces bavardages. Il prit la tête de la femme entre ses mains, l’embrassa sur les yeux puis la serra contre ses épaules, dans une accolade tendre, durant quelques secondes durant lesquelles la mère put entendre battre le cœur du jeune homme.
- Maman, pourquoi te préoccupes-tu de ces choses-là ? Tu n’as pas de bonne ? La bonne – luxe que la famille avait introduit l’hiver dernier – était la fierté de la maison.
- Si, j’ai une bonne... mais elle est sortie, comme tous les soirs, pour voir son fiancé... La maison tournerait bien, tiens, si je ne m’en occupais pas... Mais qu’est-ce qu’il t’arrive à toi aujourd’hui ?
- A moi ?... rien ; il ne m’arrive rien. Mais je n’aime pas que tu travailles. Tu sais que ce n’est pas bon pour toi de te fatiguer. Aujourd’hui même, le docteur m’a dit que tu dois prendre bien soin de toi.
- Ah !
Ce n’était rien que ça. Une exclamation douce, affectueuse, mais doña Pepita y introduisit beaucoup d’inquiétudes et beaucoup d’angoisses. Au début de sa maladie, quand elle s’était sentie si mal, elle avait eu peur de mourir trop vite. Ensuite, elle avait vu ses enfants et son mari très préoccupés, ils l’avaient fait défiler devant tant de spécialistes en un mois, qu’elle n’avait plus peur que de leur angoisse à eux. L’idée de la mort était entrée en elle, elle l’avait assimilée, elle l’avait acceptée comme quelque chose d’inévitable, de presque beau, car elle la transformait en ce centre d’intérêt pour tous ces hommes à elle, tant aimés. Enfin, l’idée de la mort s’était effacée de son esprit substituée par le désir de leurrer ses enfants, son mari. Elle s’en sentait même mieux. Maintenant le fait d’avoir voulu mourir lui semblait stupide. Que feraient ces imbéciles sans elle?
- Fais-moi le plaisir de ne pas prêter attention à ce que dit le médecin. Je vais mieux. On peut dire que je suis en bonne santé.
- Oui – dit Lucas.
Il se rappelait les mots du spécialiste : « Tout dépend du temps que la crise mettra à se répéter. Ne vous faites pas de faux espoirs en voyant son état s’améliorer. Je ne veux pas être pessimiste, mais je ne lui donne pas une année à vivre, bien qu’il ne faille jamais écarter la possibilité d’un miracle... ».
- Maman.
Doña Pepita se reprit.
- Bon, ça y est. “Maman, Maman...”. Un homme fiancé !... Je vais allumer la lumière. Voilà... Laisse-moi te regarder... Il t’arrive quelque chose. Tu t’es disputé avec ta fiancée ?
Lucas, sous la lumière jaunâtre de l’ampoule tout juste allumée, avait une allure maladroite, fatiguée. Il prit une mine de surprise un tantinet bêtasse.
- Mon Dieu... Si je m’y attendais !... Doña Pepita leva les bras.
- Alors comme ça tu l’as oubliée ? Tu parles d’un amoureux ! Cours la chercher. Et ne t’étonne pas trop si elle ne t’attend plus. Ces filles de maintenant n’attendent pas une seconde... Et elles font bien... Moi je passais des heures à la fenêtre... C’est une perte de temps... Mais, qu’est-ce que tu fais encore là ?

***

Jacqueline nous propose sa traduction :

Sa mère regardait en direction de la cour par la fenêtre de la cuisine quand Lucas, arrivant derrière elle, la souleva à bout de bras. Bon, disons qu’il la souleva tout juste à un pied du sol, car Lucas était certes grand, large d’épaules et robuste, et sa mère avait une très petite stature, mais cette dame était ronde comme une boule et pesait bien son poids.
- Maman.
Doña Pepita sentit une grande émotion dans la voix de son garçon, émotion qui, par contagion, se propagea en elle d’une façon un peu ridicule.
Heureusement la cuisine était dans l’obscurité, tiède et tranquille, sans autre clarté que le peu qui s’en glissait à la tombée du jour dans la cour, où plusieurs cordes à linge sur lesquelles des draps étaient tendus, faisaient penser à une exposition de fantômes. Au-dessus de ces fantômes, très haut, au ras de la terrasse, on apercevait une frange de ciel où se fondaient de doux tons pastel de roses et de bleus et où brillait même l’étoile d’argent.
Sur la petite fenêtre, se découpaient deux pots de géraniums en fleurs, et derrière la mère et son fils, des ombres adoucies enveloppaient le foyer éteint, l’évier dont les robinets brillaient tels deux points d’or et la table en pin couverte d’une toile cirée brillante, blanche et rouge.
- Mon fils… Mais tu es fou ! Pourquoi es- tu venu si tôt ? J’allais justement allumer la lumière et préparer le repas …
Lucas ne faisait pas attention à son bavardage. Il prit le visage de sa mère entre ses mains, il l’embrassa sur les yeux puis il la pressa contre ses propres épaules, dans une étreinte tendre, pendant une poignée de secondes où la mère put entendre battre le cœur de son garçon.
- Maman, pourquoi te tracasses-tu pour ces choses-là ? Tu as bien une servante ?
- La servante – luxe que la famille s’était offert l’hiver dernier – était l’orgueil de la maison.
- Bien sûr, j’ai une servante… mais elle est sortie, comme tous les soirs, pour voir son fiancé… Ah, Il faudrait voir comment ça marcherait si je ne m’en occupais pas moi-même … Mais toi, qu’est-ce qui t’arrive aujourd’hui ?
- À moi ? … Rien ; rien du tout. Mais je n’aime pas te voir travailler. Tu sais bien qu’il ne faut pas que tu te fatigues. Aujourd’hui même, le médecin m’a dit que tu devais prendre bien soin de toi.
- Ah !…
- Ce n’était rien d’autre qu’une exclamation douce, tendre, mais doña Pepita et mit beaucoup de choses et bien des angoisses. Au début de sa maladie, quand elle se sentait si mal, elle avait eu peur de mourir rapidement. Et puis, elle avait vu son mari et ses enfants si inquiets, ils l’avaient montrée à tant de spécialistes en un mois qu’elle n’avait plus que la crainte de leur propre angoisse.
- L’idée de la mort, elle l’avait intégrée, assimilée. Elle l’avait acceptée comme quelque chose d’inévitable, de presque beau, dès lors qu’elle en faisait le centre d’intérêt de tous ses hommes, qu’elle chérissait tant. A la fin, l’idée de la mort, dans un fondu enchaîné, était devenue dans son esprit celle du souci de donner le change à ses garçons, à son mari. Elle se portait même beaucoup mieux. A présent, elle trouvait stupide d’avoir pensé qu’ elle allait mourir. Que feraient-ils sans elle, ces bêta.
- Fais-moi le plaisir de ne pas faire attention à ce que dit le docteur. Je vais mieux. On peut dire que je vais bien ?
- D’accord – dit Lucas.
- Il se rappelait les paroles du spécialiste : « Tout dépend du temps que l’attaque va mettre à se reproduire. Ne vous fiez pas à ce semblant d’amélioration. Je ne veux pas être pessimiste, mais je lui donne un an à vivre, pas plus, mais on peut toujours envisager un miracle… ».
- Maman.
- Doña Pepita se ressaisit.
- Bon, nous voilà bien. « Maman, maman… ». Alors que tu as une fiancée !… Je vais allumer la lumière. Voilà… Laisse-moi te regarder… Toi, tu as quelque chose. Tu t’es disputé avec ta fiancée ?
- Lucas, sous la lumière jaunâtre de l’ampoule tout juste allumée, paraissait un peu mal à l’aise, fatigué. Il prit une expression de surprise un peu stupide.
- Mon Dieu !… Elle doit m’attendre !… Doña Pepita leva les bras.
- Alors comme ça, tu l’as oubliée ? En voilà un amoureux ! Va vite la retrouver ».
- Et que cela ne t’étonne pas trop si elle ne t’attend plus… Les filles, aujourd’hui, n’attendent même pas une minute… Et elles ont raison… Moi, je passais des heures à ma fenêtre… C’est une perte de temps… Mais, quoi, tu ne t’en vas pas ?

***

Amélie nous propose sa traduction :

La mère regardait du côté de la cour par la fenêtre de la cuisine, quand Lucas arriva par derrière et la souleva dans les airs. En fait, elle décolla à peine d’un poil, car bien que Lucas fusse grand, carré et fort, et sa mère de petite taille, celle-ci ressemblait à une petite boule et pesait son poids.
« Maman. »
Doña Pepita ressentit une vive émotion dans la voix du jeune homme et cette émotion se propagea en elle de façon assez ridicule.
Heureusement, la cuisine se trouvait dans la pénombre, fraîche et calme, sans autre clarté que le peu de lumière que le coucher du soleil laissait pénétrer dans une cour, où les draps étendus sur de nombreux fils à linge faisaient penser à une parade de fantômes. Au-dessus de ces fantômes, très haut, au niveau de l’arrête du toit, apparaissait un coin de ciel où les roses et les bleus se mélangeaient très légèrement, et où brillait même une étoile d’argent.
Deux pots de géranium en fleurs se découpaient sur la fenêtre, et derrière, autour de la mère et du fils, des ombres légères enveloppaient le fourneau éteint, l’évier où les robinets d’eau brillaient tels deux points dorés et la table en pin recouverte d’une toile cirée brillante, blanche et rouge.
« Fiston…, tu es complètement fou !…Pourquoi es-tu arrivé si tôt ?... J’étais justement en train de penser à allumer le feu pour commencer à préparer le repas… »
Lucas ne prêta pas attention à ces bavardages. Il prit la tête de la femme entre ses mains, l’embrassa sur les yeux puis la serra contre lui, tendre étreinte de quelques secondes, durant lesquelles la mère put entendre battre le cœur du jeune homme.
« Maman, pourquoi tu te préoccupes de ces choses-là ? Tu n’as pas de domestique ? »
La domestique – luxe que la famille pouvait s’offrir depuis l’hiver précédent – était la fierté de la maison.
« Si, j’ai une domestique… mais elle est partie retrouver son fiancé, comme toutes les après midi… Les choses se passeraient bien si je ne m’en occupais pas moi-même… Mais toi, qu’est-ce qu’il t’arrive aujourd’hui?
- Moi ?… Rien ; tout va bien. Mais ça ne me plaît pas que tu travailles. Tu sais bien que ça n’est pas bon pour toi de te fatiguer. Le médecin m’a dit aujourd’hui même qu’il fallait que tu fasses très attention à toi.
- Ah !… »
Rien de plus que ça. Une exclamation douce et tendre. Pourtant, cela remuait beaucoup de choses et d’angoisses chez doña Pepita. Au début de sa maladie, quand elle se sentit si mal, elle avait eu peur de mourir jeune. Puis elle avait vu ses enfants et son mari tellement inquiets, la faisant défiler devant un tel nombre de spécialistes en un mois, qu’elle n’avait plus eu peur que de leur propre angoisse.
L’idée de mourir s’était introduite en elle, elle l’avait assimilée, elle l’avait acceptée comme quelque chose d’inévitable, de presque beau, puisqu’elle en devenait le centre d’intérêt de tous les hommes de sa vie, qu’elle chérissait tant. Pour finir, l’idée de mourir s’était effacée de son esprit, remplacée par le désir de tromper les enfants, le mari. Elle s’en trouvait même bien mieux. Aujourd’hui, elle trouvait idiot d’avoir songé à la mort. Que feraient-ils sans elle, ces gros bêtas ?
« Fais-moi plaisir, ne parle pas du médecin. Je vais mieux. On peut dire que je vais bien.
- D’accord, répondit Lucas. »
Il se remémorait les termes du spécialiste : « Tout dépend du temps qui va s’écouler avant la prochaine attaque. Ne placez pas trop d’espoir dans ce rétablissement apparent. Je ne veux pas être pessimiste, mais je ne lui donne pas plus d’un an à vivre, bien qu’on puisse toujours espérer un miracle.
« Maman. »
Doña Pepita se ressaisit.
« Bon, ça va maintenant. ˝Maman, maman…˝. Un homme fiancé !... Je vais allumer la lumière. Voilà… Laisse-moi te regarder… Toi, quelque chose ne va pas. Tu t’es disputé avec ta fiancée ? »
Sous la lumière blême de l’ampoule fraîchement allumée, Lucas paraissait gauche et fatigué. Il prit un air surpris, quelque peu stupide.
« Mon Dieu ! Si je m’y attendais !... Doña Pepita leva les bras.
- Alors comme ça tu l’as oubliée?... Tu parles d’un amoureux ! Cours la chercher ! Et ne sois pas trop surpris si elle n’est pas déjà en train de t’attendre… Les filles de cette époque n’attendent pas une minute… Et elles ont bien raison… Moi j’ai passé des heures à la fenêtre… C’est une perte de temps… Mais, qu’est-ce qui t’empêche de partir ?

***

Coralie nous propose sa traduction :

La mère regardait vers la cour à travers la fenêtre de la cuisine, quand Lucas arriva derrière elle et la souleva. En réalité, il ne la leva qu’à peine du sol, car, bien que Lucas fût grand, carré et fort et sa mère de très petite taille, la dame ressemblait à une petite boule, et pesait son poids.
— Maman.
Doña Pepita sentit une très vive émotion dans la voix de son grand garçon et cette émotion s’empara d’elle d’une façon quelque peu ridicule. Heureusement la cuisine était sombre, tiède et calme, sans aucune autre clarté que celle qui se laissait glisser l’après-midi dans un patio, où des draps étendus sur de nombreuses cordes à linge faisaient penser à une exposition de fantômes. Au dessus de ces fantômes, très haut, sur le tranchant de la terrasse, on voyait une bande de ciel où se mélangeaient suavement des roses et des bleus et où brillait même une étoile d’argent. A la fenêtre, deux pots de géraniums en fleur se découpaient, et derrière, autour de la mère et de son fils, de douces ombres enveloppaient le foyer éteint, l’évier où brillaient les robinets d’eau comme deux points d’or et la table en pin couverte d’une toile cirée brillante, blanche et rouge.
— Mon fils… tu es fou ! Pourquoi es-tu venu si tôt ?… Je pensais justement à allumer le feu pour commencer à préparer le dîner… Lucas ne faisait pas cas de ce bavardage. Il prit la tête de la femme entre ses mains, l’embrassa sur les yeux et la serra contre ses propres épaules, dans une tendre étreinte, pendant quelques secondes où sa mère put entendre battre le cœur du jeune homme.
— Maman, pourquoi continues-tu à t’occuper de ces choses-là ? N’as-tu pas de domestique ?
La domestique - un luxe que la famille avait acquis l’hiver précédent – faisait l’orgueil de la maison.
— Oui, j’ai une domestique… mais elle est sortie, comme tous les après-midi, pour voir son fiancé… Tout irait bien si je ne m’en occupais pas moi même… Mais à toi, que t’arrive-t-il aujourd’hui ?
— A moi ?… Rien ; rien du tout. Mais je n’aime pas que tu travailles. Tu sais bien qu’il ne faut pas que tu te fatigues. Le médecin m’a dit aujourd’hui même que tu devais faire très attention à toi.
— Ah !…
Ce n’était rien d’autre que cela. Une exclamation douce, tendre, mais Doña Pepita remua en elle de nombreuses choses et de nombreuses angoisses. Au début de sa maladie, quand elle s’était sentie si mal, elle avait eu peur de mourir tôt. Ensuite elle avait vu ses fils et son mari si inquiets, ils l’avaient faite défiler chez tant de spécialistes en l’espace d’un mois, qu’elle n’avait désormais plus peur que de leur angoisse. L’idée de la mort était entrée en elle, elle l’avait assimilée, elle l’avait acceptée comme une chose inévitable, presque belle, puisqu’elle l’avait transformée en ce centre d’intérêt de tous ses hommes, qu’elle chérissait tant. Enfin, l’idée de la mort s’était effacée de son esprit, substituée par le désir de duper ses petits, son mari. Elle se trouvait même mieux. Maintenant, avoir pensé à mourir lui semblait être une sottise. Que feraient ces innocents-là sans elle ?
— Fais moi le plaisir de ne pas tenir compte du médecin. Je vais mieux. On peut dire que je suis en bonne santé.
— Oui – dit Lucas.
Il se souvenait des paroles du spécialiste : « Tout dépend de ce que tarde à se répéter la crise. Ne vous fiez pas à ce qu’elle paraisse mieux. Je ne veux pas être pessimiste, mais je ne lui donne pas un an, bien qu’on puisse penser à un miracle… »
— Maman.
Doña Pepita se ressaisit.
— Bon, tout va bien maintenant. « Maman, maman… ». Un homme fiancé !… Je vais allumer la lumière. Voilà… Laisse-moi te regarder…Toi, il t’arrive quelque chose. Tu t’es disputé avec ta fiancée ?
Lucas, sous la lumière jaunâtre de l’ampoule juste allumée, avait un aspect gauche, fatigué. Il eut une expression de surprise un tantinet stupide.
— Mon Dieu ! Elle doit m’attendre !…
Doña Pepita leva les bras au ciel.
— Tu ne l’as tout de même pas oublié ? En voilà un amoureux ! Cours la rejoindre ».
Et ne t’étonne pas trop si elle ne n’attend plus… Ces filles d’aujourd’hui n’attendent même plus une minute… Et elles font bien… Moi je passais des heures à la fenêtre… C’est une perte de temps… Mais que fais-tu ? Pourquoi ne pars-tu pas ?

2 commentaires:

Amélie a dit…

Caroline n'a pas encore publié ma traduction, mais je tiens à m'excuser d'avance pour l'énorme faute que j'ai commise dès le début du texte, avec cette mauvaise utilisation du subjonctif, aïe, ça fait très mal aux yeux et aux oreilles ... Je voulait mettre "fût". Et en lisant vos traductions je me suis rendue compte que j'avais fait plusieurs contresens à cause d'une mauvaise compréhension de certaines phrases ...
J'avais une question également, à propos du verbe "se sintio", vers le milieu du texte: deux d'entre vous ont choisi l'imparfait, les deux autres le plus-que-parfait. Quant à moi, j'ai utilisé le passé simple, mais après coup je pense que ce n'était pas le temps qui convenait. Qu'est-ce qui vous a fait choisir l'un ou l'autre des temps?
Et à propos de la phrase : "Buenas andarian...", comment avez-vous vu que c'était de l'humour? Je ne l'ai pas compris, pourtant, je trouvais que la phrase n'avait pas de sens si on la prenait dans son sens premier!

Tradabordo a dit…

Chère Amélie,
Tu fais tes premières armes d'apprentie-traductrice… et il faut accepter ces erreurs, sans se mettre la barre trop haut au début ; sous peine d'être frustrée, de s'en vouloir et de vite perdre le goût pour la traduction. Ou, dans le cas qui nous occupe, le plaisir de l'échange. Or tu vois bien que c'est parce que tu as rendu ton travail que ses défaillances te sautent aux yeux… Simplement, il faut à présent que tu saches qu'il y a ces failles pour bien en prendre la mesure… afin d'y prêter une attention particulière ensuite. Des failles, nous en avons tous ; chaque traducteur a son petit truc qui cloche, sa petite faiblesse qui pourrait le perdre. Et effectivement, il faut te débrouiller pour combler tout cela… afin d'être solide comme un roc et sans complexes. T'inquiète pas, la prochaine sera meilleure.
Allez, quoi, tu ne vas pas flancher dès la première !
Pour ce qui est de tes questions, je pense que les filles te répondront. Brigitte, en particulier, adorent le dialogue autour des textes.