vendredi 11 septembre 2009

Votre version de la semaine, Umbral

En photo : Mal d'Africa - Longing of Africa, par bruno.campestrin

[à présent que les étudiants des concours et nos nouveaux amis « de l'extérieur » participent aux versions de la semaine, je rappelle que les propositions sont à envoyées (à mon adresse mail) pour le vendredi de la semaine suivante… jour de publication d'un nouveau texte]

EL APIO como un duende por la casa, el vino discurriendo en lagartijas rojas, los ajos como pedrisco, en toda la cocina, el pimentón en regueros, los caminos brillantes de la sal, como un paisaje ártico, los caminos sencillos del azúcar, casi como una procesión de hormigas blancas, los
lagos enlagunados del vinagre, el serpentón del aceite entre las patas de las mesas y las sillas, un desperezamiento verde y lento, el colorido de las mermeladas, blancas, rojas, moradas, rosa, verdes, como un pintor despedazado, el espeso canal del chocolate, fluyendo hacia su propio grosor en oscuras penínsulas de perfume, toda la despensa en libertad, invadiendo la casa, viajando entre las tarimas y las alfombras, volviendo la cocina del revés, desconcertando la tarde sombría con luz verde de loro en aquella casa sin loros.
La bisabuela, a veces, cuando la dejaban sola en casa, abría y derramaba la despensa, hacía
correr los vinos (de los que algo bebía) por el mundo, ponía en libertad los moscateles. La bisabuela tenía prohibida la despensa por sus hijas, nietas, bisnietas, incluso por las criadas, pero sobre las criadas seguía ejerciendo imperio, de modo que se metían en el cuarto de la plancha, más bien divertidas y contentas, a dejar que la señora comiese y bebiese, derramase las provisiones por el piso, en venganza de tantas prohibiciones. Claro que luego tendrían que limpiarlo todo, pero era más divertido eso que limpiar el polvo donde no había polvo.
La bisabuela Leonisa era alta, erguida, seca, con el escaso pelo en bandós blancos, que se le deshacían continuamente, volviéndola más loca (si es que lo estaba) y los ojos atroces, abultados y grandes, acusadores siempre. La boca, en cambio, larga y de labio caído, le caía sin fuerza, con el temblor de la edad, el temblor de la locura o el temblor de la muerte. En la familia se pensaba, desde hacía muchos años, que la bisabuela había enloquecido con la edad, pero quizá fuese que más allá de los cien años, como antes del uso de razón, el ser humano se maneja con otra lógica, con otros valores, con otra óptica del mundo que la comprendida en las edades convencionales, juventud, madurez, etc. Jonás el bastardo, por ejemplo, observaba a la bisabuela Leonisa como a un ser que ha pasado la frontera de la razón temporal (así como el niño no ha llegado a ella), como a una criatura fascinante que se regía por otra lógica, una lógica casi siempre lírica, al menos para él, adolescente que mimaba algunas palabras sacratísimas, y entre ellas estaba lo lírico.
El apio como un duende por la casa, el vino discurriendo en lagartijas rojas, los ajos como pedrisco, y la bisabuela, entre aquella fiesta de locos, bebiendo vino a morro, entrando y saliendo de la despensa, sentándose en una silla a hablar con hijas que ya se le habían muerto, con nietos que no había tenido nunca, o contando sus partos malogrados a una visita que no había ido aquella tarde.
Los hijos que más amaba la bisabuela Leonisa eran los que le habían nacido muertos. El pimentón en regueros, los caminos brillantes de la sal, como un paisaje ártico, y la bisabuela Leonisa conversando sombras, acechada quizá (los demás se habían ido, y las criadas ya se ha dicho dónde), por Jonás el bastardo, que estudiaba al ser humano en general y a su bisabuela bastarda en particular. Pero bisabuela Leonisa tenía que tener las conversaciones que nunca tuvo con los hijos no habidos, y las tenía en aquellas raras tardes de vino y soledad, cuando liberaba la despensa y sus especias. Vivía, sencillamente, el revés de lo vivido, vivía lo no vivido, y una despensa derramada y loca perfumaba en torno suyo. En torno de ella. El apio como un duende por la casa.

francisco Umbral, El fulgor de África, 1989.

Sonita nous propose sa traduction :

Le céleri, tel un lutin dans la maison, le vin qui s’écoule sur des petits lézards rouges, les ails comme de la grêle, partout dans la cuisine, le piment rouge qui coule à flot, les chemins brillants du sel, tel un paysage arctique, les chemins simples du sucre, presque pareils à une procession de fourmis blanches, les lacs couverts de vinaigre, le serpenti de l’huile d’olive entre les pieds des tables et des chaises, une fainéantise verte et lente, le coloris des confitures, blanches, rouges, violettes, roses, vertes, tel un peintre dépecé, l’épais canal de chocolat, qui coule vers sa propre grosseur sur d’obscures péninsules de parfum, tout le garde manger en liberté, envahissant la maison, voyageant entre les estrades et les tapis, mettant sens dessous-dessus la cuisine, troublant l’après-midi sombre avec une lumière verte de perroquet, dans cette maison sans perroquets.
Parfois, l’arrière-grand-mère, quand on la laissait seule à la maison, ouvrait et répandait le garde manger, elle faisait courir les vins (ceux dont elle buvait un peu) à travers le monde, elle mettait en liberté les muscats. Ses filles, ses petites-filles, ses arrières petites-filles, et même les bonnes lui avaient interdit d’ouvrir les garde manger, mais l’arrière-grand-mère continuait d’exercer son pouvoir sur les bonnes, de telle sorte qu’elles se fourraient dans la chambre à repasser, plutôt amusées et heureuses, afin de laisser que madame mange et boive, répande les provisions parterre, pour se venger d’autant d’interdictions. Bien sûr, après elles devraient tout nettoyer, mais c’était plus amusant de nettoyer cela que de nettoyer la poussière là où il n’y en avait pas.
L’arrière-grand-mère Leonisa était grande, maigre, et se tenait très droite, avec ses peu de cheveux retenus en rubans blancs, qui se défaisaient tout le temps, ce qui la rendait encore plus folle (si c’est qu’elle l’était), et les yeux atroces, gonflés et grands, toujours accusateurs. La bouche, en revanche, était grande et sa lèvre pendait, elle pendait sans effort, avec le tremblotement dû à son âge, le tremblotement de la folie ou le tremblotement de la mort. Dans la famille, on pensait, depuis maintenant très longtemps, que l’arrière-grand-mère était devenue folle avec l’âge, ou que simplement après la centaine d’années, comme avant l’usage de la raison, l’être humain se régit par une autre logique, par d’autres valeurs, avec une vision du monde différente de celle comprise entre les âges conventionnels, jeunesse, maturité, etc. Jonás, le bâtard, par exemple, observait l’arrière-grand-mère comme on observe un être qui a dépassé la frontière de la raison temporelle (tout comme un enfant n’est pas encore arrivé à elle), il l’observait comme on observe un être fascinant qui suivait une toute autre logique, une logique presque toujours lyrique, du moins pour lui, adolescent qui chérissait quelques mots sacro-saints, et entre eux se trouvait lyrique.
Le céleri, tel un lutin dans la maison, le vin qui s’écoule sur des petits lézards rouges, les ails comme de la grêle, et l’arrière-grand-mère, au milieu de cette fête de fous, qui buvait du vin au goulot, qui entrait et sortait du garde manger, qui s’asseyait sur une chaise pour parler avec ses filles qui étaient déjà mortes, avec les petits-fils qu’elle n’avait jamais eus, ou qui racontait ses accouchements prématurés à une visite qui n’était pas venue cette après-midi-là. Les enfants que l’arrière-grand-mère Leonisa aimait le plus étaient ceux qui étaient mort-nés. Le piment rouge qui coule à flot, les chemins brillants du sel, tel un paysage arctique, et l’arrière-grand-mère qui faisait la conversation aux ombres, harcelée peut-être (les autres étaient partis, et les bonnes nous avons déjà dit où elles sont) par Jonás le bâtard qui étudiait l’être humain en général et son arrière-grand-mère bâtarde en particulier. Mais l’arrière-grand-mère Leonisa devait avoir les conversations qu’elle n’avait jamais eues avec ses enfants mort-nés, et elle le faisait lors de ces étranges après-midis de vin et de solitude, quand elle libérait le garde manger et ses épices. Elle vivait simplement le revers de ce qu’elle avait vécu, elle vivait ce qu’elle n’avait pas vécu, et un garde manger répandu et fou parfumait son cadre de vie. Autour d’elle. Le céleri, tel un lutin dans la maison.

***

Coralie nous propose sa traduction :

Le céleri comme un lutin dans la maison, le vin s’écoulant tel de petits lézards rouges, l’ail comme de la rocaille, dans toute la cuisine, les trainées de paprika, les chemins brillants du sel, comme un paysage arctique, les chemins simples du sucre, presque comme une procession de fourmis blanches, les lacs en lagunes du vinaigre, le serpentin d’huile entre les pieds des tables et des chaises, un déploiement vert et lent, les couleurs des confitures, blanches, rouges, violettes, roses, vertes, comme un peintre déchiré, l’épais canal de chocolat, coulant de sa propre épaisseur vers d’obscures péninsules de parfum, tout le garde-manger en liberté, envahissant la maison, voyageant entre les estrades et les tapis, mettant la cuisine à l’envers, déconcertant la sombre après-midi par une lumière vert-perroquet dans cette maison sans perroquet. Parfois, l’arrière-grand-mère, quand on la laissait seule à la maison, ouvrait et vidait le garde-manger, faisait couler les vins (dont elle buvait un peu) dans le monde, libérait les muscats. L’arrière-grand-mère était interdite de garde-manger par ses filles, petites-filles, arrière-petites-filles, et même par les domestiques, mais elle continuait d’exercer son pouvoir sur les domestiques, de sorte qu’elles se mettaient dans la buanderie, plutôt amusées et contentes, pour laisser la dame manger et boire, vider les provisions sur le sol, en représailles de tant d’interdictions. Elles devraient bien sûr ensuite tout nettoyer, mais c’était plus amusant que de faire la poussière là où il n’y avait pas de poussière. L’arrière-grand-mère Leonisa était grande, droite, sèche, avec d’éparses mèches de cheveux blancs, qui se dispersaient continuellement, la rendant plus folle (s’il s’avère qu’elle l’était) et les yeux atroces, gonflés et grands, toujours accusateurs. Sa bouche, en revanche, longue et aux lèvres tombantes, tombait sans force, avec le tremblement de l’âge, le tremblement de la folie ou le tremblement de la mort. Dans la famille on pensait, depuis de nombreuses années, que l’arrière-grand-mère était devenue folle avec l’âge, mais peut être qu’au-delà de cent ans, comme avant l’usage de raison, l’être humain se conduit avec une autre logique, d’autres valeurs, une autre optique du monde que celle comprise dans les âges conventionnels, la jeunesse, la maturité, etc. Jonás le bâtard, par exemple, considérait l’arrière-grand-mère Leonisa comme un être qui a passé la frontière de la raison temporelle (de la même façon que l’enfant ne l’a pas atteinte), comme une créature fascinante qui se régissait grâce à une logique autre, une logique presque toujours lyrique, au moins pour lui, adolescent qui choyait quelques mots sacrosaints, et parmi eux se trouvait le lyrique.
Le céleri comme un lutin dans la maison, le vin s’écoulant tel de petits lézards rouges, l’ail comme de la rocaille, et l’arrière-grand-mère, parmi cette fête de fous, buvant le vin au goulot, entrant et sortant du garde-manger, s’asseyant sur une chaise pour discuter avec ses filles qui déjà étaient mortes, avec des petits-enfants qu’elle n’avait jamais eu, ou racontant ses accouchements gâchés à une visite qui n’était pas venue cette après-midi-là. Les enfants qu’aimait le plus l’arrière-grand-mère Leonisa étaient ceux qui étaient mort-nés. Les trainées de paprika, les chemins brillants du sel, comme un paysage arctique, et l’arrière-grand-mère Leonisa conversant avec des ombres, guettée peut être (les autres étaient partis, et les domestiques, on a déjà dit où), par Jonás le bâtard, qui étudiait l’être humain en général et l’arrière-grand-mère en particulier. Mais l’arrière-grand-mère Leonisa devait avoir les conversations qu’elle n’avait jamais eues avec ses enfants inexistants, et elle les avait au cours de ses drôles d’après-midi de vin et de solitude, quand elle libérait le garde-manger et ses épices. Elle vivait, simplement, l’envers du vécu, elle vivait le non vécu, et un garde-manger vide et fou embaumait ses alentours. Autour d’elle. Le céleri comme un lutin dans la maison.

***

Amélie nous propose sa traduction :

Le céleri tel un elfe dans la maison, le vin qui s’écoule en petits lézards rouges, les gousses d’ail telles la grêle, dans toute la cuisine, des traînées de piment rouge moulu, les empreintes brillantes du sel, tel un paysage arctique, les petites empreintes du sucre, presque semblables à une procession de fourmis blanches, les lacs lagunaires de vinaigre, le filet sinueux de l’huile entre les pieds des tables et des chaises, un étirement vert et lent, le coloris des confitures, blanches, rouges, violettes, roses, vertes, tel un peintre déchiré, l’épais canal de chocolat, coulant vers sa propre épaisseur dans d’obscures péninsules de parfum, tout le garde-manger en liberté, envahissant la maison, voyageant entre les tabourets et les tapis, mettant la cuisine sans dessus-dessous, troublant l’après-midi obscure avec une lumière verte de perroquet, dans cette maison sans perroquet.
Parfois, quand ils la laissaient seule à la maison, l’arrière-grand-mère ouvrait et renversait le garde-manger, faisait découvrir le monde aux vins (dont elle buvait un petit coup), rendait leur liberté aux muscats. Ses filles, petites-filles, arrières petites-filles, et même les domestiques lui avaient interdit de toucher au garde-manger, mais l’arrière-grand-mère exerçait toujours un certain pouvoir sur ces dernières, de telle sorte qu’elles se cachaient dans la pièce à repassage, plutôt amusées et contentes, laissant madame manger et boire, répandre les provisions sur le sol, afin de se venger de tant d’interdictions. C’est sûr qu’après elles devraient tout nettoyer, mais c’était plus amusant que de faire la poussière là où il n’y en avait pas.
L’arrière-grand-mère Leonisa était grande, droite, mince. Elle avait des cheveux clairsemés retenus par des bandeaux blancs qui partaient tout le temps, ce qui la rendait encore plus folle (si tant est qu’elle le fût) et des yeux atroces, grands et enflés, l’air toujours accusateur. Elle avait, en revanche, une bouche large aux lèvres pendantes, qui tombait, molle, avec le tremblement dû à l’âge, le tremblement de la folie ou le tremblement de la mort. Dans la famille, on pensait depuis longtemps que l’arrière-grand-mère était devenue folle avec l’âge, mais peut-être qu’au-delà de cent ans, comme avant l’usage de la raison, l’être-humain se conduit selon une autre logique et d’autres valeurs, avec une autre optique du monde que celle comprise aux âges conventionnels, jeunesse, maturité, etc. Jonás le bâtard, par exemple, considérait l’arrière-grand-mère Leonisa comme un être ayant dépassé la frontière de la raison temporelle (tout comme l’enfant ne l’a pas atteinte), comme une créature fascinante régie par une autre logique, une logique lyrique la plupart du temps, du moins pour lui, l’adolescent qui chérissait quelques mots sacro-saints, parmi lesquels se trouvait le lyrisme.
Le céleri tel un elfe dans la maison, le vin qui s’écoule en petits lézards rouges, les gousses d’ail telles la grêle, et l’arrière-grand-mère, dans cette fête de fous, buvant du vin au goulot, entrant et sortant du garde-manger, s’asseyant sur une chaise pour parler avec des filles qui étaient déjà mortes, avec des petits-garçons qu’elle n’avait jamais eus, ou racontant ses accouchements à un visiteur qui n’était pas venu ce soir-là.
Les enfants que l’arrière-grand-mère Leonisa aimait le plus étaient ceux qui étaient mort-nés. Des traînées de piment rouge moulu, les empreintes brillantes du sel, tel un paysage arctique, et l’arrière-grand-mère Leonisa discutant avec des ombres, peut-être guettée par Jonás le bâtard (les autres étant partis, et les domestiques se trouvant vous savez où), qui étudiait l’être-humain en général, et sa bisaïeule bâtarde en particulier. Mais l’arrière-grand-mère Leonisa devait avoir les conversations qu’elle n’avait jamais eues avec les enfants imaginaires, et elle avait ces conversations durant ces rares soirées de vin et de solitude, quand elle libérait le garde-manger et ses épices. Elle vivait tout simplement l’envers de ce qu’elle avait vécu, elle vivait ce qu’elle n’avait pas vécu, et un garde-manger renversé et fou parfumait son environnement. Autour d’elle. Le céleri tel un elfe dans la maison.

***

Laëtitia Sw nous propose sa traduction :

Le céleri errait tel un fantôme dans la maison, les coulées de vin bondissaient comme de petits lézards rouges, les gousses d’ail tombaient en grêlons ; dans toute la cuisine c’étaient les traînées de paprika, les sillons brillants du sel, évoquant un paysage arctique, l’humble cheminement du sucre, presque comme une procession de fourmis blanches ; le vinaigre se répandait en lacs, l’huile serpentait entre les pieds des tables et des chaises en un long filet vert, la couleur des confitures, blanches, rouges, violettes, roses, vertes, explosait comme sous l’impulsion d’un peintre dépeceur, le chocolat qui s’écoulait à sa guise en flux épais convoquait d’obscures péninsules de parfum ; toutes les provisions en liberté envahissaient la maison, voyageant entre les parquets et les tapis, mettant sens dessus dessous la cuisine, déconcertant l’après-midi sombre par une lumière vert perroquet dans cette maison sans perroquets.
Parfois, quand on la laissait seule à la maison, l’arrière-grand-mère ouvrait et saccageait le garde-manger, elle faisait couler les vins (dont elle ingurgitait quelques lampées) de par le monde, elle libérait les moscatels. Ses filles, ses petites-filles, ses arrière-petites-filles et même les domestiques lui en avaient pourtant interdit l’accès. Mais, comme elle exerçait encore un certain ascendant sur ces dernières, elles allaient s’installer dans la chambre du repassage, plutôt amusées et contentes à l’idée de laisser la vieille dame boire, manger et renverser toutes les provisions sur le sol, pour se venger de tant d’interdictions. Bien sûr, il leur faudrait ensuite tout nettoyer, mais c’était plus drôle que de faire la poussière là où il n’y en avait pas.
L’arrière-grand-mère Leonisa était grande, droite, sèche ; ses rares cheveux blancs ramenés en bandeaux se dénouaient continuellement, ce qui la faisait paraître encore plus folle (si tant est qu’elle l’était) et ses gros yeux, démesurément grands, avaient toujours l’air accusateur. Sa bouche, en revanche, longue et pendante, retombait sans force, avec le tremblement caractéristique de l’âge, de la folie ou de la mort. Dans la famille, on pensait depuis longtemps que l’arrière-grand-mère était devenue folle avec les années, mais peut-être qu’après cent ans, comme avant qu’il n’use de raison, l’être humain évolue selon une autre logique, selon d’autres valeurs, selon une autre optique du monde que celle des âges conventionnels, la jeunesse, la maturité, etc. Jonás le bâtard, par exemple, observait son arrière-grand-mère Leonisa comme un être qui serait passé outre la frontière de la raison temporelle (de même que l’enfant n’y est pas encore parvenu), comme une créature fascinante régie par une autre logique, une logique presque toujours lyrique, au moins pour lui, adolescent qui choyait quelques sacro-saintes formules renfermant tout le lyrisme possible.
Le céleri errait tel un fantôme dans la maison, les coulées de vin bondissaient comme de petits lézards rouges, les gousses d’ail tombaient en grêlons, et l’arrière-grand-mère, au milieu de cette fête de fous, buvait du vin au goulot, entrait et sortait du garde-manger, puis s’asseyait sur une chaise pour discuter avec ses filles qui étaient déjà mortes ou avec des petits-enfants qu’elle n’avait jamais eus, ou pour raconter ses accouchements malheureux à une visiteuse qui n’était pas venue cet après-midi-là.
De ses enfants, l’arrière-grand-mère Leonisa aimait le plus ceux qui étaient mort-nés. Les traînées de paprika, les sillons brillants du sel, évoquant un paysage arctique, et voici l’arrière-grand-mère Leonisa en pleine conversation avec des ombres, peut-être sous l’œil attentif (les autres étant partis, tout comme les domestiques, où l’on sait) de Jonás le bâtard, qui étudiait l’être humain en général et son arrière-grand-mère bâtarde en particulier. Mais il fallait bien que l’arrière-grand-mère Leonisa tînt les conversations qu’elle n’avait jamais tenues avec les enfants qu’elle n’avait jamais eus, et elle s’y employait pendant ces rares après-midi de vin et de solitude, quand elle libérait les provisions du garde-manger ainsi que ses épices. Elle vivait tout simplement l’envers de ce qu’elle avait vécu, elle vivait ce qu’elle n’avait pas vécu, et les provisions renversées, en folie, parfumaient tout autour d’elle. Autour d’elle. Le céleri errait tel un fantôme dans la maison.

4 commentaires:

Sonita a dit…

Ouf! Je viens de terminer la lecture comparative.. Je me rends maintenant compte de quelques unes de mes erreurs ou faux-sens.
"el pimentón en regueros" ne pouvait pas donner le piment rouge qui coule à flot puisque ce n'est pas un liquide! Le piment rouge moulu est en poudre, donc le choix de traînée me semble plus approprié.
J'ai bien aimé la traduction de "con luz verde de loro" par une lumière vert-perroquet ce qui m'amène à me demander si ce que j'ai proposé est recevable...
Dans la phrase "se metían en el cuarto de la plancha" je crois que j'ai commis une erreur de registre de langue, puisque j'ai utilisé le verbe "se fourrer"...
Ce qui suit ce sont quelques remarques qui me sont venues à l'esprit lorsque je lisais le traductions de Coralie et d'Amélie. J'espère ne froisser personne et je vous invite à faire de même avec mon texte qui, disons-le franchement, est loin d'être parfait! Donc, prenez mes remarques avec modération. N'y voyez aucune volonté de ma part de me la jouer hihihi

Coralie:
En lisant ta traduction je remarque que la tienne s'éloigne pas mal de la mienne, et j'avoue que je panique. Oh là là, qu'est-ce que j'ai fait avec mon texte?!
Voici quelques remarques :
* les lacs en lagunes de vinaigre : le texte en VO dit "enlagunar" et la définition c'est couvrir d'eau...Ce mot n'existe pas pas (ou, du moins c'est ce que je crois) en français, ce qui difficultait pas mal la traduction. Il me semble que ta proposition c'est un pléonasme, non?
* avec d’éparses mèches de cheveux blancs : tu ne traduis pas "bandós", c'est volontaire?
* Sa bouche, en revanche, longue : une bouche longue: C'est bizarre, non?
*des petits-enfants qu’elle n’avait jamais eu: il me semble que c'est peut-être plus judicieux d'utiliser l'article défini "les petits-enfants" puisque ce sont ceux de l'arrière-grand-mère, non? Attention à l'accord du participe passé : "eus"!
*elle les avait au cours de ses drôles d’après-midi : je pense que l'adjectif démonstratif "ces drôles d'après-midi" est une meilleure option pour traduire "aquellas", non?

Amélie:
En lisant ta traduction je retrouve un peu la mienne, et je me dis que c'est rassurant! Comme quoi, il y a différentes manières de s'approprier le texte de départ!
Voici quelques remarques:
*les empreintes brillantes du sel et les petites empreintes du sucre : pourquoi tu choisis le mot empreintes pour "caminos"?
*le filet sinueux de l’huile : j'ai bien aimé cette proposition de traduction ;)
*retenus par des bandeaux blancs qui partaient tout le temps: pourquoi tu as choisi partaient pour "deshacerse"?
*pour parler avec des filles qui étaient déjà mortes: je pense qu'il serait plus judicieux d'opter pour ses filles parce que dans le texte de départ nous avons "que ya se le habían muerto" : ¿a quién? = a la bisabuela, ¿no?
* deux petites erreurs de vocabulaire, il me semble ;)
+ nietos = petits-fils
+ aquella tarde et aquellas raras tardes tarde = après-midi

************
Voilà! J'aimerai beaucoup avoir aussi un retour dans ce genre-là sur ma trad!
à bientôt!

Amélie a dit…

Bonjour Sonita!

Effectivement, je trouve ce genre de lecture très intéressante... je vais dans un premier temps répondre aux remarques que tu as faites sur ma traduction, et je prendrais le temps ensuite (demain, ou plus tard dans la journée) de 'décortiquer' ta traduction...
"Empreintes": j'ai choisi ce mot car je trouve qu'il s'accordait bien avec l'idée des fourmis (pour le sucre), et parce que le terme "chemin" ne me satisfaisait pas. En lisant ta remarque, je me suis en effet rendue compte que si le terme 'empreinte' correspondait à la procession de fourmis, il n'avait rien à voir avec les chemins de sel ... Je n'ai pas d'autres mots sous la main au moment présent : à réfléchir.
"partaient": j'ai utilisé ce verbe, car j'avais choisi de dire qu'elle avait des bandeaux dans les cheveux, et les bandeaux ne se défont pas, mais partent ... En lisant ta traduction, j'ai trouvé le terme 'rubans' plus adéquat, auquel cas, défaire est approprié.
"Ses filles" : oui, tu as raison bien entendu, et en ce qui concerne 'nieto', je voulais dire "petit-fils", en témoigne le tiret entre petit et garçon, mais ma langue a fourché, ;-) !
Enfin, pour "tarde", un coup j'ai mis après-midi, l'autre "soirée", parce qu'au début j'avais mis soirée partout, puis je me suis rendue compte que c'était plutôt l'après-midi, mais j'ai eu un manque d'attention et ai oublié de modifier la seconde utilisation.

Voilà pour ma réponse à tes remarques, qui sont très constructives, n'ai crainte, je ne le prends pas mal du tout. Je m'attaque à la tienne très bientôt.

Amélie a dit…

Sonita, j'ai étudié ta traduction, je te fais donc à mon tour quelques remarques:
- "sur des petits lézards": je pense que la préposition "sur" n'est pas adaptée car cela voudrait dire qu'il y a des lézards dans la maison, et je ne pense pas que cela soit le cas
- "les ails": je trouve étrange cette utilisation du mot "ail" au pluriel, mais cela est correct, j'ai vérifié dans le dictionnaire
- "coule à flot": comme tu l'as noté toi même, le piment n'étant pas un liquide, l'expression n'est pas adéquate ici.
- "les lacs couverts de vinaigre": je pense qu'ici ce sont des lacs de vinaigre, et non pas des lacs d'un autre liquide couvert de vinaigre. J'avoue cependant que je n'ai pas bien saisi cette histoire de lagune, ne comprenant pas très bien à quoi cela fait référence en français.
- "fainéantise verte et lente": je ne sais pas si le nom commun fainéantise est adapté car je pense que cette périphrase désigne le filet d'huile sinueux.
- "lumière verte de perroquet": j'ai mis la même chose, mais cette partie de la phrase me laisse vraiment sceptique, je ne comprends pas du tout. Peut-être Caroline pourra-t-elle m'éclairer?
- "si c'est qu'elle l'était": aurais-tu oublié le mot vrai entre le "c’est" et le "qu’elle"? Si ce n'est pas le cas, je ne comprends pas trop ta construction.
- "et sa lèvre pendait, elle pendait sans effort": on peut se demander si la répétition du verbe caer du texte original est importante à conserver en français ou pas? D'autre part, je trouve que la construction de phrase que tu as utilisée porte à confusion, car quand tu dis "elle pendait sans effort", le lecteur pense que tu parle toujours de la lèvre, alors que dans le texte original, "caía" se rapporte à la bouche.
- "ou que simplement": aurais-tu oublié le terme "peut-être" entre ou et que?
- "n'est pas encore arrivé à elle": je pense qu'on préférera "n'y est pas encore arrivé".
- "harcelée": il y a dans ce terme une idée de violence qui n'est pas présente je crois dans le verbe de départ, acechar: « Observar, aguardar cautelosamente con algún propósito » (Real Academia).

Voilà, je suis arrivée à la fin de ton texte...
A bientôt !

Sonita a dit…

Bonjour Amélie!
Avant toute chose je te remercie d'avoir décortiqué ma traduction. C'est toujours bien d'avoir un retour sur notre travail, et j'avoue que dans mon cas, vu que je ne suis pas étudiante du master, ce blog me permet de travailler un peu plus sérieusement sur la traduction et d'essayer de progresser grâce à ce type d'exercices..
Je suis d'accord avec toi sur toutes les remarques que as faites sur ma traduction... entre des oublis, malgré les re-lectures, et une mauvaise traduction de certains termes, voire phrases, je vois que j'ai encore du chemin à faire...
Je dois, à l'évidence, faire encore plus d'efforts si je veux arriver à traduire de manière acceptable!
Restons en contact!
Bonne chance pour la traduction de cette semaine!
un abrazo.