dimanche 11 octobre 2009

Votre thème du week-end, Giraudoux

En photo : Cimetière de Passy, par Zarastra

Polyte Rigollet, si ses goûts ne l'avaient pas poussé vers une autre carrièrey eût fait un fonctionnaire modèle, car il avait les deux qualités essentielles qui caractérisent l'administration que l'Europe nous envie, et celle que nous ne lui envions pas, le souci de sa dignité et l'horreur du changement. Il entendait ne pas bouger du banc qu'il avait choisi, voilà bientôt dix ans, à l'extrémité du pont des Arts, pour y exercer sa profession d'aveugle-né. (Il était, en effet, venu au monde les yeux collés et n'avait vu le jour qu'à partir du troisième.) Son siège était pour lui ce qu'était, pour ses voisins de l'Institut, leur fauteuil. Il l'astiquait toutes les semaines et, une fois l'an, il le passait au ripolin. Le jour où la peinture séchait, il se tenait simplement debout, et se contentait de retourner sa pancarte sur laquelle on pouvait lire :
« Prenez garde à la peinture. » Nénesse Langoury, le cul-de-jatte, qui changeait d'arrondissement comme de chemise, quelquefois même tous les mois, ne parvint pas à l'entraîner au Palais-Royal.
— Nénesse, lui répondit le sage, il t'est permis, à toi, d'avoir l'humeur voyageuse. Tu ne sais pas ce que c'est que de se fatiguer les jambes; tu ne sais même pas ce que c'est que de les laisser reposer, même lorsqu'elles ne sont pas fatiguées. Partout où tu vas, c'est le trottoir roulant, tu peux redescendre de Montmartre sans même te servir de tes fers à repasser. D'ailleurs, je n'aime pas demander l'aumône à des gens que je ne connais pas. Et puis, le client n'aime pas le changement. Il préfère — salue, Nénesse, c'est le directeur de la Grande Académie, — il préfère donner ses cinq centimes à un habitué, le sût-il pochard, qu'à un autre, qui l'est peut-être aussi. Le client n'aime pas être roulé ; au moins, avec le premier, il sait ce qui en retourne, et ça le flatte, au fond, de le savoir. N'insiste pas, Nénesse, je suis à mon banc, j'y reste.
Nénesse s'éloignait, à demi convaincu, avec son air de perpétuel enlisé, quand une vieille femme s'assit sur le bout libre du banc. Elle avait une belle coiffe blanche, des sabots neufs et un fichu de luxe qu'elle croisa avant de croiser définitivement ses mains. Au bout d'un quart d'heure, comme elle ne pipait pas, Polyte décida de lui adresser la parole. La femme, c'est bavard, mais ça veut de l'encouragement.
— Un bon banc, hein ? C'est rem- bourré avec les noyaux de pêche laissés pour compte par les chemins de fer.
Elle le regarda, mais ne répondit pas.

Jean Giraudoux, « Le Banc », in Les Contes d'un matin, 1923.

Aucun commentaire: