vendredi 16 octobre 2009

Votre version de la semaine, Zafón

En photo : La sombra del viento, par gicol

Aquella tarde, mientras entraba de nuevo en calor, Bea me refirió la historia de cómo «El ángel de bruma» había llegado a las manos de la familia Aldaya. El relato era un melodrama escabroso que bien podría haberse escapado de la pluma de Julián Carax. La casa había sido construida en 1899 por la firma de arquitectos de Naulí, Martorell i Bergadá bajo los auspicios de un próspero y extravagante financiero catalán llamado Salvador Jausá, que sólo habría de vivir en ella un año. El potentado, huérfano desde los seis años y de orígenes humildes, había amasado la mayor parte de su fortuna en Cuba y Puerto Rico. Se decía que la suya era una de las muchas manos negras tras la trama de la caída de Cuba y la guerra con Estados Unidos en que se habían perdido las últimas colonias. Del Nuevo Mundo se trajo algo más que una fortuna: le acompañaban una esposa norteamericana, damisela pálida y frágil de la buena sociedad de Filadelfia que no hablaba palabra de castellano, y una criada mulata que había estado a su servicio desde los primeros años en Cuba y que viajaba con un macaco enjaulado vestido de arlequín y siete baúles de equipaje. Por el momento se instalaron en varias habitaciones del hotel Colón en la plaza de Cataluña, a la espera de adquirir la vivienda adecuada a los gustos y apetencias de Jausá.
A nadie le cabía la menor duda de que la criada —belleza de ébano dotada de mirada y talle que según las crónicas de sociedad inducía taquicardias— era en realidad su amante y guía en placeres ilícitos e innombrables. Su calidad de bruja y hechicera se asumía por añadidura. Su nombre era Marisela, o así la llamaba Jausá, y su presencia y aires enigmáticos no tardaron en convertirse en el escándalo predilecto de las reuniones que las damas de buena cuna propiciaban para degustar melindros y matar el tiempo y los sofocos otoñales. En estas tertulias circulaban rumores sin confirmar que sugerían que la hembra africana, por inspiración directa de los infiernos, fornicaba aupada al varón, es decir, cabalgándolo cual yegua en celo, lo cual violaba por lo menos cinco o seis pecados mortales de necesidad. No faltó pues quien escribiera al obispado, solicitando una bendición especial y protección para el alma impoluta y nívea de las familias de buen nombre de Barcelona ante semejante influencia. Para más inri, Jausá tenía la desfachatez de salir a pasear con su esposa y con Marisela en su carruaje los domingos a media mañana, ofreciendo así el espectáculo babilónico de la depravación a ojos de cualquier mozalbete incorrupto que pudiere deambular por el paseo de Gracia en su camino a misa de once. Hasta los diarios se hacían eco de la mirada altiva y orgullosa de la negraza, que contemplaba al público barcelonés «como una reina de las selvas miraría a una cofradía de pigmeos».
Por aquella época, la fiebre modernista ya consumía Barcelona, pero Jausá indicó claramente a los arquitectos que había contratado para que le construyesen su nueva morada que quería algo diferente. En su diccionario, «diferente» era el mejor de los epítetos. Jausá había pasado años paseándose frente a la hilera de mansiones neogóticas que los grandes magnates de la era industrial americana se habían hecho construir en el tramo de la Quinta Avenida varado entre las calles 58 y 72, frente a la cara este del Central Park. Prendido con sus ensueños americanos, el financiero se negó a escuchar cualquier argumento en favor de construir según la moda y uso del momento, del mismo modo en que se había negado a adquirir un palco en el Liceo, como era de rigor, calificándolo de babel de sordos y colmena de indeseables. Deseaba su casa alejada de la ciudad, en el por entonces todavía relativamente desolado paraje de la avenida del Tibidabo. Quería contemplar Barcelona desde la distancia, decía. Por única compañía sólo deseaba un jardín de estatuas de ángeles que según sus instrucciones (destiladas por Marisela) debían estar ubicadas en los vértices del trazado de una estrella de siete puntas, ni una más ni una menos. Resuelto a llevar sus planes a cabo, y con las arcas rebosantes para hacerlo a su capricho, Salvador Jausá envió a sus arquitectos tres meses a Nueva York para que estudiasen las delirantes estructuras erigidas para albergar al comodoro Vandervilt, a la familia de John Jacob Astor, Andrew Carnagie y al resto de las cincuenta familias de oro. Dio instrucciones para que asimilasen el estilo y las técnicas del taller de arquitectura de Stanford, White & McKim y les advirtió que no se molestasen en llamar a su puerta con un proyecto al gusto de los que él denominaba «charcuteros y fabricantes de botones».

Carlos Ruiz Zafón, La sombra del viento, 2001.

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La traduction « officielle », par François Maspéro, pour les éditions Grasset, 2004 :
[Remercions Amélie d'avoir pris le temps de la recopier… C'est fastidieux, mais bien utile quand on a le courage de le faire]

Cette après-midi-là, tandis que je me réchauffais, Bea me raconta comment « L’Ange de brume » était devenu la propriété des Aldaya. Le récit composait un mélodrame scabreux qui aurait très bien pu naître sous la plume de Julián Carax. La villa avait été construite en 1899 par l’atelier d’architecture Naulí, Martorell i Bergadà sous les auspices d’un financier prospère et extravagant nommé Salvador Jausà, qui n’y avait vécu qu’un an. Le magnat, orphelin à six ans et d’humble origine, avait amassé la plus grande partie de son argent à Cuba et à Porto Rico. On disait qu’il avait, comme bien d’autres, profité de la perte de Cuba et de la guerre contre les États-Unis qui nous a privés de nos dernières colonies. Du Nouveau Monde, il n’avait pas seulement ramené une fortune : il était flanqué d’une épouse nord-américaine, une jeune femme pâle et fragile de la bonne société de Philadelphie ne parlant pas un mot d’espagnol, et d’une domestique mulâtre qui le servait depuis ses premières années à Cuba et qu’accompagnaient sept malles et un singe en cage habillé en Arlequin. Ils s’installèrent provisoirement à l’hôtel Colón, sur la place de Catalogne, dans l’attente d’acquérir une résidence qui réponde aux goûts et aux envies de Jausà.
Nul n’avait le moindre doute que la servante – une beauté d’ébène dont les yeux et les formes, au dire des chroniqueurs mondains, déclenchaient des tachycardies – était en réalité sa maîtresse et son guide dans des plaisirs illicites et innombrables. Qu’elle fût en outre sorcière et jeteuse de sorts allait de soi. Son nom était Marisela, ou du moins était-ce ainsi que l’appelait Jausà, et son allure, ses airs énigmatiques ne tardèrent pas à constituer le scandale favori des dames de la société dans les réunions qu’elles organisaient pour déguster des petits fours en tuant le temps et les suffocations automnales. Au cours de ces cinq-à-sept, la rumeur, bien entendu non confirmée, ne tarda pas à circuler que cette femelle africaine, par l’inspiration directe des enfers, forniquait debout sur le mâle, c’est-à-dire en le chevauchant comme une furie en rut, ce qui ne représentait pas moins de cinq ou six péchés capitaux. Il s’en trouva même pour écrire à l’évêque en sollicitant une bénédiction spéciale aux fins de protéger de pareille influence l’âme pure et immaculée des bonnes familles de Barcelone. Pour comble, Jausà poussait l’impudence jusqu’à se promener en calèche le dimanche matin avec sa femme et Marisela, offrant ainsi le spectacle babylonien de la dépravation à toute la jeunesse innocente qui déambulait sur le Paseo de Gracia pour se rendre à la messe de onze heures. Même les journaux se faisaient les échos du regard hautain et orgueilleux de la négresse, qui toisait le public barcelonais « comme une reine de la jungle regarderait une bande de Pygmées ».
À cette époque, la fièvre moderniste s’était déjà emparée de Barcelone, mais Jausà fit clairement savoir aux architectes engagés pour construire sa maison qu’il attendait quelque chose de différent. Dans son vocabulaire, l’adjectif « différent » avait valeur de superlatif. Pendant des années, Jausà était passé devant la file de demeures néogothiques que les magnats de l’ère industrielle américaine s’était fait édifier dans la partie de la Cinquième Avenue située entre les cinquante-huitième et soixante-douzième rues, face à la lisière est de Central Park. Pris dans ses rêves américains, le financier refusa d’écouter tout argument en faveur d’une construction à la mode du jour, de la même manière qu’il avait refusé d’avoir sa loge au Liceo comme l’imposaient les convenances, en le qualifiant de Babel de sourds et de ramassis d’indésirables. Il désirait une maison à l’écart de la ville, dans les parages encore passablement désolés de l’avenue de Tibidabo. Il disait vouloir contempler Barcelone d’en haut. Pour seul voisinage, il ne souhaitait qu’un jardin peuplé de statues d’anges qui, selon ses instructions (transmises par Marisela), devaient être disposées à chaque pointe du tracé d’une étoile à sept branches, pas une de plus ni de moins. Bien décidé à réaliser son projet, et les coffres assez remplis pour satisfaire son caprice, Salvador Jausà expédia ses architectes passer trois mois à New York afin d’étudier les structures métalliques délirantes qui hébergeaient le commodore Vanderbilt, John Jacob Astor, Andrew Carnegie et le reste des cinquante familles en or. Il leur donna pour instructions d’assimiler le style et les techniques architecturales de l’école de Stanford, White and McKim, et prévint qu’il n’accepterait jamais un projet du genre de ceux qui faisaient les délices de ceux qu’il appelait « les charcutiers et les marchands de boutons ».

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Amélie nous propose sa traduction :

Cet après-midi-là, tandis que je me réchauffais, Bea me raconta comment « L’ange de la brume » s’était retrouvée entre les mains de la famille Aldaya. Le récit était un mélodrame scabreux qui aurait très bien pu naître de la plume de Julián Carax. La demeure avait été construite en 1899 par la maison d’architectes Naulí, Martorell i Bergadá, sous les auspices d’un financier catalan prospère et extravagant nommé Salvador Jausá, qui ne devait y vivre qu’une année. Le potentat, orphelin depuis l’âge de six ans et d’origine modeste, avait amassé la majeure partie de sa fortune entre Cuba et Puerto Rico. On disait que, comme beaucoup d’autres, celle-ci était le fruit de bénéfices accumulés après le complot de la chute de Cuba et la guerre contre les Etats-Unis, au cours de laquelle on avait perdu les dernières colonies. Il revint du Nouveau Monde avec autre chose que sa fortune : son épouse nord-américaine, une demoiselle pâle et fragile issue de la bonne société de Philadelphie, qui ne parlait pas un mot de castillan l’accompagnait, ainsi qu’une domestique mulâtresse, employée à son service dès les premières années à Cuba, qui voyageait avec un macaque en cage habillé en arlequin et sept malles. Ils s’installèrent alors dans plusieurs chambres de l’hôtel Colón, place de Cataluña, en attendant d’acquérir le logement adapté aux goûts et aux appétences de Jausá.
Nul n’avait le moindre doute que la domestique – une beauté d’ébène dotée d’un regard et d’une silhouette qui, selon les histoires de la société, entraînait des crises de tachycardie – était en réalité son amante et une guide dans des plaisirs illicites et innombrables. Par ailleurs, on était certain qu’elle avait des compétences de sorcière et d’ensorceleuse. Elle se prénommait Marisela, ou du moins, voilà comment Jausá l’appelait ; sa présence et ses airs énigmatiques ne tardèrent pas à devenir le scandale le plus prisé des réunions que les dames de bonne famille organisaient pour déguster des petits gâteaux, tout en tuant le temps et l’ennui automnal. Dans ces cafés-commères circulaient des rumeurs non fondées qui suggéraient que la femme africaine, émanation directe des enfers, forniquait grimpée sur l’homme, le chevauchant ainsi telle une jument en chaleur, et ne violant pas moins de cinq ou six pêchés mortels capitaux. Devant une telle influence, on ne manqua pas de volontaires pour écrire à l’évêché afin de solliciter une bénédiction particulière et une protection pour l’âme pure et blanche immaculée des familles renommées de Barcelone. Pour couronner le tout, Jausá avait le toupet de sortir se promener en voiture avec son épouse et Marisela, le dimanche en milieu de matinée, offrant ainsi le spectacle babylonien de la dépravation aux yeux de n’importe quel jeune garçon non corrompu pouvant déambuler le long de la promenade de Gracia, sur le chemin de la messe de onze heures. Même les journaux se faisaient l’écho du regard hautain et fier de la négresse, qui contemplait le public barcelonais « comme une reine des forêts regarderait une confrérie de pygmées ».
A cette époque, la fièvre moderniste consumait déjà Barcelone, mais Jausá avait clairement indiqué aux architectes qu’il avait engagés pour construire sa nouvelle maison qu’il voulait quelque chose de différent. Dans son dictionnaire, « différent » était le meilleur des épithètes. Pendant des années, Jausá s’était promené devant la file de demeures néogothiques que les grands magnats de l’ère industrielle américaine s’étaient faites construire sur une partie de la Cinquième Avenue, située entre la cinquante-huitième et la soixante-douzième rue, face à la lisière est de Central Park. Attaché à ses rêves américains, le financier refusa d’écouter tout argument favorable à une construction fidèle à la mode et aux pratiques du moment, de la même façon qu’il avait refusé d’acquérir une loge au Liceo, comme c’était l’usage, qualifiant l’endroit de Babel des sourds et de ruche d’indésirables. Il souhaitait une maison éloignée de la ville, dans les parages de l’avenue de Tibidabo, plutôt désolés pour lors. Il voulait contempler Barcelone à distance, disait-il. Il ne désirait pour unique compagnie qu’un jardin de statues d’anges qui, selon ses instructions (distillées par Marisela), devaient être placées sur les pointes du contour d’une étoile à sept branches, pas une de plus, pas une de moins. Résolu à mener ses projets à bien, et ayant les richesses nécessaires pour satisfaire son caprice, Salvador Jausá expédia ses architectes à New York pendant trois mois, afin qu’ils étudient les structures délirantes érigées pour abriter le commodore Vandervilt, la famille de John Jacob Astor, Andrew Carnagie et le reste des cinquante familles en or. Il leur donna des instructions pour qu’ils assimilent le style et les techniques de l’atelier d’architecture de Stanford, White & McKim et les prévint de ne pas s’embêter à venir frapper à sa porte avec un projet au goût de ceux qu’il appelait « les charcutiers et fabricants de boutons ».

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Émeline nous propose sa traduction :

Cet après-midi là, alors que je commençais à me réchauffer lentement, Bea me raconta comment « l’ange de la brume » avait terminé entre les mains de la famille Aldaya. Le récit relevait du mélodrame scabreux, et aurait très bien pu s’être échappé de la plume de Julían Carax. La maison avait été construite en 1899 par le cabinet d’architectes de Naulí, Martorell i Bergadá, sous les auspices d’un financier catalan prospère et extravagant, appelé Salvador Jausá, qui y vivrait à peine un an. Ce grand patron, orphelin depuis l’âge de six ans et d’origines modestes, avait amassé la majorité de sa fortune à Cuba et Porto Rico. On racontait que celle-ci provenait d’un des nombreux pots-de-vin versés après le complot de la chute de Cuba et la guerre contre les Etats-Unis lors de laquelle les dernières colonies avaient été perdues.
Du Nouveau Monde, il ne ramena pas qu’une fortune : une épouse américaine, jeune femme pâle et fragile de la bonne société de Philadelphie qui ne parlait pas un mot d’espagnol, et une mulâtresse, à son service depuis les premières années à Cuba, et qui voyageait avec un macaque en cage habillé en arlequin et sept malles de voyage. Au début, ils s’installèrent dans plusieurs chambres de l’hôtel Colón, place de Catalogne, dans l’espoir d’acquérir la maison répondant aux goûts et aux attentes de Jausá.
Personne ne doutait du fait que la servante –beauté d’ébène dotée d’un regard et d’une anatomie qui selon les carnets mondains provoquait de la tachycardie- était en réalité sa maîtresse et son guide en matière de plaisirs illicites et innommables. De plus, elle était perçue comme une sorcière et une guérisseuse. Son nom était Marisela, du moins Jausá l’appelait-il ainsi, et son allure et ses airs énigmatiques ne tardèrent pas à devenir le scandale favori des réunions que les dames de bonne famille organisaient pour se délecter de mignardises et tuer le temps et l’ennui automnal. Dans ces salons, des rumeurs infondées circulaient, selon lesquelles la femelle africaine, sous l’emprise directe du diable, forniquait dressée sur l’homme, c’est-à-dire le chevauchant telle une jument en rut, ce qui équivalait, au moins, à cinq ou six péchés forcément mortels. Quelqu’un ne manqua donc pas d’écrire à l’évêché, demandant une bénédiction spéciale et la protection de l’âme pure et saine des familles de bonne réputation de Barcelone devant pareille influence. Pire encore, Jausá avait l’audace de sortir se promener en voiture avec son épouse et Marisela, le dimanche matin, offrant ainsi le spectacle fastueux de la dépravation aux yeux de n’importe quel honnête blanc-bec qui pouvait bien déambuler Paseo de Gracia, sur le chemin de la messe de onze heures. Même les journaux se faisaient l’écho du regard hautain et orgueilleux de la négresse, qui toisait le public barcelonais « comme une reine de la jungle regarderait une assemblée de pygmées ».
A cette époque, la fièvre moderniste consumait déjà Barcelone, mais Jausá indiqua clairement aux architectes qu’il avait recrutés pour qu’ils lui construisent sa nouvelle demeure, qu’il voulait quelque chose de différent. Dans son dictionnaire, « différent » était le meilleur des qualificatifs. Jausá avait passé des années à se promener face à la rangée de bâtisses néogothiques que les grands magnats de l’ère industrielle américaine s’étaient fait construire, sur le tronçon de la Cinquième Avenue échoué entre le 58° et la 72° rue, donnant sur le côté est de Central Park. Bien accroché à ses rêves américains, le financier avait refusé d’écouter un quelconque argument en faveur de construire selon la mode et l’usage du moment, de la même façon qu’il avait refusé d’acquérir une loge au Liceo, comme il était de rigueur, le qualifiant de Babel de sourds et ruche d’indésirables. Il voulait une maison retirée de la ville, sur le bord, alors encore relativement désolé, de l’avenue du Tibidabo. Il souhaitait contempler Barcelone de loin, disait-il, avec pour seule compagnie un jardin de statues d’anges, qui, selon ses instructions (distillées par Marisela), devaient être placés aux pointes du tracé d’une étoile à sept branche, pas une de plus, pas une de moins. Résolu à mener ses plans à bien, et avec des caisses débordantes pour le faire à sa guise, Salvador Jausá envoya ses architectes à New York pendant trois mois étudier les délirantes structures érigées pour héberger le commodore Vandervilt, la famille de John Jacob Astor, Andrew Carnagie, et le reste des cinquante familles dorées. Il donna des instructions pour qu’ils assimilent le style et les techniques du cabinet d’architecture de Stanford, White et McKim, et les avertit de ne pas prendre la peine de sonner à sa porte avec un projet qui conviendrait à « des charcutiers et des marchands de boutons ».

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Coralie nous propose sa traduction :

Cette après-midi là, alors que je me réchauffais de nouveau, Bea me raconta comment « L’ange de brume » était arrivé aux mains de la famille Aldaya. L’histoire était un mélodrame scabreux qui aurait bien pu s’être échappé de la plume de Julián Carax. La maison avait été construite en 1899 par le bureau d’architectes Naulí, Martorell i Bergada sous les auspices d’un prospère et extravagant financier catalan dénommé Salvador Jausá, qui n’y vivrait qu’un an. Le potentat, orphelin depuis l’âge de six ans et d’origines modestes, avait amassé la majeure partie de sa fortune à Cuba et Puerto Rico. On disait qu’elle provenait de l’un des nombreux pots-de-vin survenus après la conspiration pour la chute de Cuba et la guerre contre les Etats Unis durant laquelle l’Espagne avait perdu ses dernières colonies. Du Nouveau Monde, il rapporta bien plus qu’une fortune : une épouse nord-américaine, demoiselle pâle et fragile de la bonne société de Philadelphie, qui ne parlait pas un mot d’espagnol, et une domestique métisse qui avait été à son service depuis ses premières années à Cuba, qui voyageait avec un macaque en cage déguisé en arlequin, et sept malles de bagage. Au départ, ils s’installèrent dans plusieurs appartements de l’hôtel Colón sur la place de Catalogne, en attendant d’acquérir le logement approprié aux goûts et appétences de Jausá. Personne ne doutait un instant que la domestique –beauté d’ébène dotée d’un regard et d’une silhouette qui, selon les chroniques de société, déclenchait une tachycardie- était en réalité sa maîtresse et son guide en matière de plaisirs illicites et innombrables. Elle assumait en outre sa qualité de sorcière et fée. Elle s’appelait Marisela, c’était au moins ainsi que Jausá la nommait, et sa présence et ses airs énigmatiques ne tardèrent pas à devenir le scandale préféré des réunions dont les dames d’illustre naissance profitaient pour déguster des mignardises et tuer le temps et l’ennui automnal. Lors de ces réceptions circulaient des rumeurs sans confirmation qui suggéraient que la femelle africaine, de provenance directe des enfers, forniquait hissée sur le mâle, c’est-à-dire, le chevauchant telle une jument en chaleur, ce qui violait au moins cinq ou six pêchés mortels capitaux. On ne manqua donc pas d’écrire à l’évêché pour solliciter une bénédiction extraordinaire et protectrice contre pareille infuence en faveur de l’âme non souillée et blanche des familles de bonne renommée de Barcelone. Pour couronner le tout, Jausá avait le toupet de sortir se promener avec son épouse et Marisela en voiture le dimanche en milieu de matinée, offrant ainsi le spectacle babylonien de la dépravation aux yeux de quelques jeunes gens vertueux susceptibles de déambuler sur la promenade de Gracia, chemin de la messe de onze heures. Même les journaux se faisaient l’écho du regard hautain et orgueilleux de la négresse, qui contemplait le public barcelonais « comme une reine des savanes regarderait une communauté de pygmées ».
A cette époque, la fièvre moderniste consumait déjà Barcelone, mais Jausá indiqua clairement aux architectes qu’il avait engagé pour la construction de sa nouvelle résidence qu’il voulait quelque chose de différent. Dans son vocabulaire, « différent » était le meilleur des épithètes. Jausá avait passé des années à se promener face au rideau de demeures néogothiques que les grands pontes de l’ère industrielle américaine s’étaient fait construire dans le tronçon de la Cinquième Avenue échoué entre les 58e et 72e rues, face à l’entrée est de Central Park. Attaché à ses rêves américains, le financier refusa d’écouter quelque argument approuvant de construire selon la mode et l’usage du moment, de la même façon qu’il avait refusé de bénéficier d’une loge au Grand Théâtre Liceo, comme il était de rigueur, la qualifiant de Babel de sourds et de ruches d’indésirables. Il désirait sa maison éloignée de la ville, par conséquent dans les parages encore relativement désolés de l’avenue du Tibidabo. Il voulait contempler Barcelone avec de la distance, disait-il. Pour seule compagnie il ne souhaitait qu’un jardin de statues d’anges qui, d’après ses instructions (épurées par Marisela), devaient être placées, selon le tracé, aux sommets d’une étoile à sept branches, pas une en plus ni en moins. Résolu à mener ses projets à bien, et avec les coffres débordant pour les réaliser à sa guise, Salvador Jausá envoya ses architectes trois mois à New York pour étudier les délirantes structures érigées pour héberger le commodore Vandervilt, la famille de John Jacob Astor, Andrew Carnagie, et le reste des cinquante familles fortunées. Il ordonna qu’ils assimilent le style et les techniques de l’office d’architecture de Standford, White & McKim et les avertit de ne pas prendre la peine de frapper à sa porte avec un projet au goût de ceux qu’il baptisait «charcutiers et fabricants de boutons ».

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Chloé nous propose sa traduction :

Cette après-midi là, alors que je me réchauffais, Bea me rapporta l’histoire de comment « L’ange de la brume » était arrivé aux mains de la famille Aldaya. Le récit était un mélodrame scabreux qui aurait bien pu s’échapper de la plume de Julián Carax. La maison avait été construite en 1899 par le cabinet d’architectes de Naulí, Martorell i Bergadá sous les auspices d’un prospère et extravagant financier catalan nommé Salvador Jausá, qui y aurait vécu seulement un an. Le potentat, orphelin depuis ses six ans et aux humbles origines, avait amassé la majeure partie de sa fortune à Cuba et à Porto Rico. On disait qu’il avait profité pour s’enrichir, comme tant d’autres, de la chute de Cuba et de la guerre contre les Etats-Unis qui nous a fait perdre nos dernières colonies .En plus de sa fortune, il avait ramené autre chose du nouveau monde : il était accompagné de son épouse nord-américaine, une demoiselle pâle et fragile de la haute société de Philadelphie qui ne parlait pas un mot d’espagnol, ainsi que d’une domestique mulâtre qui avait été à son service depuis ses premières années à Cuba et qui voyageait avec un macaque en cage habillé en arlequin et sept malles. Au début, ils s’installèrent à l’hôtel Colón sur la place de Cataluña, en attendant d’acquérir la maison correspondant aux goûts et aux envies de Jausá.
Il ne faisait aucun doute pour personne que la domestique – beauté d’ébène dotée d’un regard et de formes qui, selon les chroniqueurs mondains, provoquaient des tachycardies – était en réalité sa maîtresse et son guide dans les plaisirs illicites et innombrables. La réputation de sorcière et d’ensorceleuse allait de soi. Son nom était Marisela, ou du moins était-ce ainsi que Jausá l’appelait. Sa présence et ses airs énigmatiques ne tardèrent pas à devenir le scandale favori des réunions que les dames de la haute société organisaient pour déguster des petits gâteaux en tuant le temps et l’ennui automnal. Lors de ces rencontres, circulaient des rumeurs qui suggéraient, sans confirmer, que la femelle africaine, directement inspirée par Satan, forniquait au-dessus du mâle, c’est-à-dire en le chevauchant comme une jument en rut, et se rendait donc coupable de pas moins de cinq ou six péchés capitaux. Il n’en fallu pas plus pour que quelqu’un écrive à l’évêque, sollicitant une protection et une bénédiction spéciale pour l’âme pure et immaculée des bonnes familles de Barcelone devant une pareille influence. Pour couronner le tout, Jausá avait le culot d’aller se promener en calèche avec sa femme et sa maîtresse le dimanche matin, offrant ainsi le spectacle babylonien de la dépravation aux yeux de n’importe quel jeune homme innocent qui pouvait déambuler sur le paseo de Gracia, en chemin pour la messe de onze heures. On faisait écho, jusque dans les journaux, du regard hautain et orgueilleux de la négresse, qui contemplait le public barcelonais « comme une reine de la jungle regarderait une tribu de pygmées ».
À cette époque, la fièvre moderniste consumait déjà Barcelone, mais Jausá avait clairement indiqué aux architectes engagés pour construire sa nouvelle demeure, qu’il voulait quelque chose de différent. Dans son vocabulaire, « différent » était le meilleur épithète. Jausá avait passé des années à se promener devant la file de bâtisses néogothiques que les grands magnats de l’ère industrielle américaine s’étaient fait édifier dans la partie de la Cinquième Avenue située entre les rues 58 et 72, face au côté est de Central Park. Epris de ses rêves américains, le financier refusa d’écouter n’importe quel argument en faveur de la construction à la mode et à l’usage du moment, de la même manière qu’il avait refusé d’acquérir une loge au Liceo, comme il était de rigueur, le qualifiant de Babel de sourds et de tas d’indésirables. Il désirait sa maison à l’écart de la ville, dans les parages, encore relativement désolés à l’époque, de l’avenue du Tibidabo. Il voulait contempler Barcelone de loin, disait-il. Pour unique compagnie, il désirait seulement un jardin de statues d’anges qui, selon ses instructions (dictées par Marisela), devaient être disposées sur les pointes du tracé d’une étoiles à sept branches, ni une de plus, ni une de moins. Résolu à mener ses plans à bien, et les coffres assez remplis pour satisfaire ses caprices, Salvador Jausá envoya ses architectes trois mois à New York pour qu’ils étudient les structures délirantes érigées pour héberger le commodore Vandervilt, le famille de John Jacob Astor, Andrew Carnagie et le reste des cinquante familles en or. Il donna des instructions pour qu’ils assimilent le style et les techniques de l’atelier d’architecture de Stanford, White & McKim et les prévint de ne pas s’embêter à frapper à sa porte avec un projet au goût de ceux qu’il appelait « charcutiers et fabricants de boutons ».

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Sonita nous propose sa traduction :

Cette après-midi-là, alors qu’elle se réchauffait à nouveau, Bea me raconta l’histoire de comment « l’ange de brume » était arrivé dans les mains de la famille Aldaya. Le récit était un mélodrame scabreux qui aurait bien pu s’être échappé de la plume de Julián Carax. La maison avait été construite en 1899 par le cabinet d’architectes de Naulí, Martorell et Bergadá sous l’égide d’un extravagant financier catalan fort prospère du nom de Salvador Jausá, qui n’y vivrait qu’un an. Le potentat, orphelin depuis l’âge de six ans et d’origine modeste, avait fait la plus grande partie de sa fortune à Cuba et Puerto Rico. On disait que la sienne était l’un des nombreux sinistres soutiens derrière la machination pour faire tomber Cuba et la guerre avec les États-Unis pendant laquelle beaucoup de colonies avaient été perdues. Du Nouveau Monde il ramena quelque chose de plus qu’une fortune : l’accompagnaient une épouse nord-américaine, jeune demoiselle pâle et fragile de la bonne société de Philadelphie qui ne parlait pas un mot d’espagnol, et une servante mulâtre qui avait été à son service dès les premières années à Cuba et qui voyageait avec un singe dans une cage vêtu d’arlequin et sept malles de bagages. Dans un premier temps, ils s’installèrent dans plusieurs chambres de l’hôtel Colón sur la place de Cataluña, en attendant d’acheter un logement plus adapté aux goûts et aux bons vouloirs de Jausá. Tous avaient la certitude que la servante, beauté d’ébène dotée d’un regard et d’une silhouette, qui aux dires des chroniques de la société provoquait des tachycardies, était en réalité sa maîtresse et guide dans les plaisirs illicites et innommables. En outre, son statut de sorcière et envoûtante était l’évidence même. Son nom était Marisela, ou du moins c’est comme ça que Jausá l’appelait, et sa présence et airs énigmatiques n’ont pas tardé à devenir le scandale préféré lors des réunions que les dames bien nées faisaient pour déguster des beignets au miel, tuer le temps et les bouffées de chaleur automnales. Lors de ces petites réunions entre amis circulaient des rumeurs, encore à confirmer, qui suggéraient que la femelle africaine, directement inspirée par les enfers, forniquait hissée sur l’homme, c’est-à-dire en le montant comme une jument en chaleur ce qui violait au moins cinq ou six pêchés mortels de nécessité. Il n’en manqua pas qui écrivirent à l’épiscopat, demandant une bénédiction spéciale et une protection pour l’âme chaste et blanche comme neige des bonnes familles de Barcelone face à une telle influence. Pour couronner le tout, Jausá avait le toupet de sortir se promener avec sa femme et avec Marisela, dans sa voiture les dimanches matins, offrant ainsi le spectacle somptueux de la dépravation aux yeux de n’importe quel jeunot innocent qui pouvait déambuler sur la promenade de Gracia en route pour la messe de onze heures. Même les journaux faisaient écho au regard hautain et orgueilleux de la négresse, qui contemplait le public barcelonais « de la même manière qu’une reine de la jungle regarderait une confrérie de pygmées ». À cette époque-là, la fièvre moderniste s’était déjà emparée de Barcelone, mais Jausá indiqua clairement aux architectes qu’il avait engagés pour construire sa nouvelle demeure qu’il voulait quelque chose de différent. Dans son dictionnaire « différent » était la meilleure des épithètes. Jausá avait passé des années à se promener devant la rangée de résidences néo-gothiques que les grands magnats de l’ère industrielle américaine s’étaient fait construire dans le tronçon de la cinquième avenue situé entre la 58è et 72è rue, juste en face de Central Park. Accroché à ses rêves américains, le financier refusa d’écouter un quelconque argument en faveur de construire ce qui était à la mode et ce qui se faisait alors, de la même manière qu’il avait refusé d’acquérir une loge au théâtre du Liceo, comme il était d’usage, en le qualifiant de capharnaüm de sourds et ruche d’indésirables. Il souhaitait que sa maison se trouve loin de la ville dans la partie encore relativement inhabitée sur l’avenue du Tibidabo. Il voulait contempler Barcelone au loin, disait-il. Pour seule compagnie, il ne désirait qu’un jardin de statues d’anges qui selon ses instructions (distillées par Marisela) devaient être situées au bout du tracé en forme d’une étoile à sept branches, ni une de plus ni une de moins. Résolu à mener son plan à bien, et l’argent plein les poches pour satisfaire ses caprices, Salvador Jausá envoya ses architectes à New-York pendant trois mois afin qu’ils étudiassent les délirantes structures érigées pour héberger le commodore Vanderbilt, la famille de John Jacob Astor, Andrew Carnagie et le reste des cinquante familles qui valaient de l’or. Il donna des instructions pour qu’ils assimilassent le style et les techniques de l’atelier d’architecture de Stantord, White et McKim et il les avertit qu’ils ne perdissent pas leur temps à sonner à sa porte avec un projet du goût de ceux qu’il appelait « des charcutiers et des fabricants de boutons ».


***

Louise nous propose sa traduction :

Cette soirée-là, alors qu'elle fulminait une fois de plus, Béa me raconta comment "L'ange de brume" était entré dans la famille Aldaya. Le récit était un mélodrame scabreux qui aurait bien pu sortir de la plume de Julian Carax. La maison avait été construite et signée en 1899 par les architectes de Nauli, Martorell i Bergada, sous les auspices d'un extravagant et opulent financier catalan, Salvador Jausa, qui n'y vivrait qu'un an. Le potentat, d'humble naissance et orphelin depuis ses six ans, avait amassé la plus grande partie de sa fortune à Cuba et à Puerto Rico. On prétendait qu'il était l'un des pouvoirs occultes des manigances de la chute de Cuba et de la guerre contre les Etats-Unis où avaient été perdues les dernières colonies. Du Nouveau Monde, il ne revint pas seulement avec une fortune: il était accompagné d'une épouse nord-américaine, demoiselle pâle et fragile de la bonne société de Philadelphie qui ne parlait pas un mot de castillan, et d'une mulâtre, domestique à son service depuis ses premières années à Cuba, qui voyageait avec un macaque en cage vêtu d'un costume d'arlequin et sept grosses valises. Provisoirement, ils occupèrent plusieurs chambres de l'hôtel Colon sur la plaza de Cataluña, en attendant d'acquérir la demeure adaptée aux bons goûts et désirs de Jausa.
Personne n'avait le moindre doute sur le fait que la domestique-beauté d'ébaine dotée d'un regard et d'une taille qui, selon les chroniques de société, provoquait des crises de tachycardie-était en réalité sa maîtresse et sa guide de plaisirs illicites et innomables. S'ajoutait à cela sa condition assumée de sorcière envoûtante. Elle portait le nom de Marisela, ou, du moins, c'est ainsi que l'appelait Jausa. Sa présence et son air énigmatique ne tardèrent pas à se convertir en le scandale privilégié des réunions dont profitaient les dames de bonne famille pour déguster des beignets au miel et tuer le temps et les bouffées de chaleur d'automne. Dans ces assemblées, circulaient des rumeurs non fondées insinuant que la femelle africaine, par inspiration directe des enfers, forniquait hissée sur l'homme, c'est-à-dire en le chevauchant telle une pouliche en chaleur, ce qui violait au moins cinq ou six péchés fatals. Devant pareille influence, on ne manqua donc pas de candidats pour écrire à l'évêché afin de solliciter une bénédiction spéciale et une protection de l'âme impollue et neigeuse des familles de noble nom de Barcelone. Pour couronner le tout, Jausa avait le culot le dimanche matin de se promener en voiture en compagnie de son épouse et de Marisela, offrant ainsi le spectacle babylonique de la dépravation aux yeux de tout jeune garçon incorrompu susceptible de déambuler sur le paseo de Gracia en chemin vers la messe de onze heures. Même les journaux se faisaient l'écho du regard altier et orgueilleux de la négresse qui contemplait le public barcelonais "comme une reine des forêts regarderait une confrérie de pygmées".
A cette époque, la fièvre moderniste consumait déjà Barcelone, mais Jausa indiqua clairement aux architectes embaûchés pour la construction de sa nouvelle résidence qu'il voulait quelquechose de différent. Dans son vocabulaire, "différent" était l'épithète supérieur. Jausa avait passé des années à se promener devant la rangée des manoirs néogothiques que les grands magnats de l'ère industrielle américaine s'étaient fait construire dans le tronçon de la Cinquième Avenue, bloqué entre les rues 58 et 72, face au flan est de Central Park. Attaché à son rêve américain, le financier refusa d'écouter quelconque argument en faveur d'une construction selon la mode et l'usage du moment, de la même façon qu'il avait refusé d'acheter une loge au Liceo, comme il était de rigueur, qualifiant celui-ci de tour de Babel de sourds et de fourmilière d'indésirables. Il voulait que sa maison soit éloignée de la ville, dans les alentours alors encore relativement désolés de la avenida de Tidibado. Il disait vouloir contempler Barcelone de loin. Pour unique compagnie, son seul désir était un jardin de statues d'anges qui, selon ses instructions (raffinées par Marisela), devaient être placées aux sommets du tracé d'une étoile à sept branches. Ni une de plus, ni une de moins. Résolu à mener ses plans à bien, et les coffres bien remplis pour le faire selon ses caprices, Salvador Jausa envoya ses architectes trois mois à New-York afin qu'ils étudient les délirantes structures érigées pour loger le commodore Vardervilt, la famille de John Jacob Astor, Andrew Carnagie et les autres cinquante richissimes familles. Il leur donna l'ordre d'assimiler le style et les techniques de l'atelier d'architecture de Stanford, White&McKin, et les avertit de ne pas se fatiguer à frapper à sa porte avec un projet au goût de ceux qu'il dénommait "charcutiers et fabricants de boutons".

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Laëtitia Sw nous propose sa traduction :

Cet après-midi là, alors que je commençai à me réchauffer, Bea me relata comment « L’ange de brume » s’était retrouvé aux mains de la famille Aldaya. L’histoire était un mélodrame scabreux qui aurait bien pu naître sous la plume de Julián Carax. La maison avait été construite en 1899 par la société d’architectes de Naulí, Martorell i Bergadá sous les auspices d’un financier catalan, aussi prospère qu’extravagant, nommé Salvador Jausá, qui ne devait y vivre qu’une année. Cet homme puissant, orphelin à l’âge de six ans et d’origine modeste, avait amassé la plus grande partie de sa fortune à Cuba et à Porto Rico. On disait d’ailleurs que celle-ci avait constitué un des nombreux pouvoirs occultes après la chute de Cuba et la guerre contre les États-Unis qui avait sonné le glas des dernières colonies. Cependant, il avait rapporté du Nouveau Monde plus qu’une fortune : en effet, l’avaient accompagné une épouse nord-américaine, une demoiselle pâle et fragile de la bonne société de Philadelphie qui ne parlait pas un mot de castillan, et une servante mulâtresse qui était à son service depuis les premières années à Cuba et qui voyageait flanquée d’un macaque tenu en cage et vêtu d’un costume d’arlequin, et de sept malles pleines d’affaires. Provisoirement, ils avaient investi plusieurs chambres de l’hôtel Colomb sur la place de Catalogne, en attendant d’acquérir un logement à même de satisfaire les goûts et les désirs de Jausá.
Il ne faisait pas l’ombre d’un doute que la servante — beauté d’ébène dont le regard et les formes provoquaient, à en croire les chroniques mondaines, des crises de tachycardie — était en fait sa maîtresse et son initiatrice dans le domaine d’innombrables plaisirs illicites. De surcroît, sa réputation de sorcière et d’ensorceleuse n’était plus à faire. Elle se prénommait Marisela, ou du moins c’était ainsi que l’appelait Jausá, et sa présence auréolée d’airs énigmatiques n’avait pas tardé à devenir l’objet de scandale préféré des réunions où les dames bien nées se retrouvaient pour déguster des biscuits, tuer le temps et tromper l’ennui de l’automne. Au cours de ces causeries circulaient des rumeurs qui, sans être confirmées, suggéraient que la femelle africaine, sous une sujétion infernale, forniquait en amazone avec son mâle, le chevauchant telle une pouliche en chaleur, ce qui impliquait, par voie de conséquence, la violation d’au moins cinq ou six péchés mortels. Immanquablement, quelqu’un avait écrit à l’évêché pour solliciter une bénédiction spéciale ainsi qu’une protection à l’intention des âmes pures et candides des familles renommées de Barcelone face à une aussi funeste influence. Affront suprême, Jausá avait le culot d’aller se promener avec son épouse et Marisela dans son équipage, chaque dimanche en milieu de matinée, offrant par la même occasion le spectacle babylonien de la dépravation aux yeux du premier innocent venu, susceptible de déambuler le long de la promenade de Gracia pour se rendre à la messe de onze heures. Même les journaux se faisaient l’écho du regard altier et fier de la négresse, qui contemplait le public barcelonais « comme une reine des forêts toiserait une confrérie de pygmées ».
À cette époque, la fièvre moderniste consumait déjà Barcelone, mais Jausá avait clairement indiqué aux architectes, embauchés pour bâtir sa nouvelle demeure, qu’il voulait quelque chose de différent. Dans son dictionnaire, « différent » était la meilleure épithète qui fût. Jausá avait passé des années à se promener le long des résidences néogothiques que les grands magnats de l’ère industrielle américaine s’étaient fait construire sur le tronçon de la Cinquième Avenue compris entre les rues 58 et 72, face à la partie est de Central Park. Emporté par ses rêves américains, le financier s’était refusé à écouter tout argument en faveur d’une construction qui respectât la mode et l’usage du moment, de même qu’il avait écarté l’idée d’acquérir une loge au Liceo, comme il était de rigueur, qualifiant ce lieu de capharnaüm de sourds et de fourmilière d’indésirables. Il désirait que sa maison fût à l’écart de la ville, dans ce qui constituait alors les environs relativement désolés de l’avenue du Tibidabo. Il voulait pouvoir contempler Barcelone de loin, disait-il. Il désirait simplement un jardin avec pour unique compagnie des statues à l’effigie d’anges qui, selon ses instructions (instillées par Marisela) devaient être placées à chaque sommet du tracé d’une étoile à sept pointes, ni plus ni moins. Vu qu’il tenait résolument à réaliser ses projets et qu’il possédait des coffres regorgeant de richesses pour y parvenir à sa guise, Salvador Jausá envoya ses architectes pendant trois mois à New York étudier les délirantes structures érigées en l’honneur d’hôtes comme le commodore Vandervilt, la famille de John Jacob Astor, Andrew Carnagie et le reste des cinquante plus prestigieuses familles de la ville. Il leur intima de s’approprier le style et les techniques de l’atelier d’architecture de Stanford, White & McKim et il les dissuada de revenir frapper à sa porte avec un projet au goût de ceux qu’il appelait « des charcutiers et des fabricants de boutons ».

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Brigitte nous propose sa traduction :

Cet après-midi là, pendant que je me réchauffais peu à peu, Bea me raconta comment « l’ange de brume » était passée aux mains de la famille Aldaya. L’histoire était un mélodrame scabreux qui aurait très bien pu couler de la plume de Julián Carax. La villa avait été construite en 1899 par le cabinet d’architectes Nauli, Martorell i Bergada sous les auspices d’un financier catalan prospère et exubérant du nom de Salvador Jausá, qui n’y vivrait qu’un an. Le magnat, orphelin à six ans et d’origine modeste, avait amassé la plus grande partie de sa fortune à Cuba et Porto Rico. On disait qu’il était l’une des nombreuses « mains noires » après l’affaire de la chute de Cuba et la guerre contre les Etats Unis qui s’était soldée par la perte des dernières colonies. Du Nouveau Monde, il rapporta bien autre chose que sa fortune : il était accompagné d’une épouse nord américaine, jeune femme pâle et fragile de la bonne société de Philadelphie ne parlant pas un mot d’espagnol, et d’une domestique mulâtre à son service depuis ses premières années à Cuba, voyageant avec un macaque en cage habillé en arlequin et sept malles de bagages. Dans un premier temps, ils occupèrent plusieurs chambres de l’Hôtel Colón, sur la Place de Catalogne, en attendant d’acquérir la demeure qui convienne aux goûts et envies de Jausá.
Il ne faisait aucun doute pour personne que la servante – beauté d’ébène dont le regard et les formes, aux dires de la bonne société, provoquaient la tachycardie - était en réalité sa maîtresse et sa guide en plaisirs illicites et innombrables. On lui attribuait, de surcroît, la qualité de sorcière et jeteuse de sorts. Elle se prénommait Marisela, ou du moins est-ce ainsi que l’appelait Jausá, et sa prestance et ses airs énigmatiques devinrent en peu de temps le sujet de scandale de prédilection/favori des réunions que les dames bien nées organisaient pour déguster des petits-fours et tuer le temps et l’ennui de l’automne. Au cours de ces réunions, des rumeurs non avérées circulaient selon lesquelles la femelle africaine, sous l’influence directe des enfers, forniquait à califourchon sur le mâle, c’est-à-dire le chevauchant telle une jument en chaleur, ce qui violait pas moins de cinq ou six péchés capitaux. On ne manqua pas d’écrire à l’évêché, afin de solliciter bénédiction particulière et protection pour l’âme pure et blanche comme neige des familles de renom de Barcelone, contre une telle influence. Pour couronner le tout, Jausá avait l’impudence de se promener en calèche avec son épouse et Marisela le dimanche matin, offrant ainsi le spectacle babylonien de la dépravation aux yeux du moindre garçon [oie blanche ?] pas encore perverti, susceptible de circuler sur le Paseo de Gracia, en chemin pour la messe de onze heures. Même les journaux se faisaient l’écho du regard altier et fier de la négresse qui toisait/ regardait de haut les Barcelonais, « comme une reine de la jungle regardait une tribu de pygmées ».
A cette époque-là, la fièvre moderniste s’était déjà emparée de Barcelone, mais Jausá indiqua clairement aux architectes engagés pour construire sa nouvelle demeure, qu’il la voulait quelque peu différente. Dans son vocabulaire, l’adjectif «différent» était le meilleur qui soit. Jausá avait passé des années à se promener le long des villas néogothiques que les magnats de l’ère industrielle américaine s’étaient fait bâtir entre la 58ème et la et 72ème rues de la Cinquième Avenue, face à la lisière est de Central Park. Plongé dans ses rêves américains, le financier se refusa à écouter tout argument en faveur d’une construction selon la mode et l’usage du moment, de même qu’il s’était refusé à acquérir, comme il était de rigueur, une loge au Liceo qu’il appelait Babel de sourds et ruche d’indésirables. Il voulait une maison à l’écart de la ville, dans la quartier alors encore relativement désert de l’avenue du Tibidabo. Il souhaitait contempler Barcelone de loin, disait-il. Pour seule et unique compagnie, il ne voulait qu’un jardin de statues d’anges : d’après ses instructions (distillées par Marisela), celles-ci devaient être placées à chaque pointe d’une étoile à sept branches, pas une de plus ni de moins. Fermement décidé à réaliser ses projets, et avec des coffres bien remplis pour en faire à sa guise, Salvador Jausá envoya ses architectes étudier trois mois à New York les structures délirantes érigées pour abriter le commodore Vandervilt, la famille John Jacob Astor, Andrew Carnagie et le reste des cinquante familles dorées. Il donna des instructions pour qu’ils s’imprègnent du style et des techniques de l’atelier d’architecture Stanford, White & McKim et il les avertit qu’ils ne prennent pas la peine de venir frapper à sa porte si c’était pour lui présenter un projet du goût de ceux qu’il appelait « marchands de charcutaille et fabricants de boutons ».

4 commentaires:

Sonita a dit…

Bonjour à toutes!
La confrontation à la traduction « officielle » est quelque chose à la fois effrayant et réconfortant… Depuis que je participe à Tradabordo c’est la première fois qu’une traduction « officielle » y est proposé, et je trouve que c’est toujours un plus de pouvoir la voir après-coup.
La lecture comparative de nos différentes propositions de traduction m’amène à soulever quelques questions.

Dans la toute première phrase mientras entraba de nuevo en calor je remarque que vous avez toutes (à l’exception de Louise) proposé comme sujet du verbe « entraba », JE. Dans ce passage, il me semble qu’il est difficile de le déterminer, je pense. Alors, ma question est la suivante : celles qui ont opté pour traduire JE c’est parce que vous avez eu accès au texte en espagnol pour pouvoir placer ce passage dans le contexte JE, ou est-ce que parce que dans ce passage à traduire il y a un quelconque élément qui vous a permis de le faire ?

Concernant la phrase era una de las muchas manos negras , il est évident qu’elle nous a posé pas mal de problèmes ! Dans la plupart des propositions de traduction, ainsi que celle de la traduction « officielle », il me semble que le sens qui lui est donné n’est pas exactement celui du texte original. Moi, je crois comprendre par « manos negras tras la trama de la caída de Cuba » que sa fortune soutenait financièrement les actions menées pour faire tomber Cuba. Mais, dans vos propositions (à nouveau, à l’exception de Louise), corrigez-moi si je me trompe, je crois y lire que sa fortune provenait du complot contre Cuba. En tappant sur Google México « significado manos negras » je suis tombée sur ceci : “Nos hemos acostumbrado hace mucho tiempo a escuchar, "hay una mano negra" detrás de tal o cual cosa que se considera mala o con intención de dañar a alguien". Je pense que cela va dans le sens d'être derrière des actions malveillantes, non?

Enfin, je remarque que vous avez toutes, y compris François Maspéro, contourné la difficulté verbale de la fin de notre passage à traduire : Salvador Jausá envió a sus arquitectos tres meses a Nueva York para que estudiasen las delirantes estructuras erigidas para albergar al comodoro Vandervilt, a la familia de John Jacob Astor, Andrew Carnagie y al resto de las cincuenta familias de oro. Dio instrucciones para que asimilasen el estilo y las técnicas del taller de arquitectura de Stanford, White & McKim y les advirtió que no se molestasen en llamar a su puerta con un proyecto al gusto de los que él denominaba «charcuteros y fabricantes de botones»
J’ai mis en gras les verbes dont je parle) Et, je pense que vous avez eu raison de le faire ainsi car le texte gagne en fluidité… Simplement une question, car j’ai tellement tourné et retourné le texte, mes souvenirs, que je ne sais plus ce que j’ai proposé pour ce passage tient grammaticalement la route… J’accepte tous vos commentaires qui puissent m’aider à y voir plus clair ! Je suis consciente que le fait d’avoir traduit avec l’imparfait du subjonctif donne à ma traduction une touche un peu « bizarre » !
En attendant de vous lire,
Un abrazo.

Anonyme a dit…

"Mientras entraba en calor..." concerne bien la première personne, je. Dans le cas contraire l'auteur aurait écrit "mientras Bea entraba en calor...".
Je pense que "manos negras" fait allusion à l'argent sale de la fortune.
François Maspéro n'a nullement éludé une difficulté, il n'y en a pas ici, le temps verbal est fort bien rendu dans sa traduction.

Sonita a dit…

Pour Anonyme :
Merci de votre commentaire.
Alors en ce qui concerne le choix du pronom JE pour la phrase "mientras entraba en calor", je ne suis pas vraiment d'accord avec votre explication puisqu'en espagnol le pronom sujet est souvent ommis, dans ce cas-là le contexte nous donne toujours une piste pour savoir si le sujet du verbe est JE ou IL/ELLE/VOUS(=ud). Or, dans notre contexte le sujet du verbe "entraba" peut être aussi bien "yo entraba" que "ella entraba". Le fait, comme vous dites, d'écrire "mientras Bea entraba en calor" aurait seulement "obligé" l'auteur à ne pas répéter le nom BEA dans la phrase qui suit "(Bea) me refirió la historia..." Donc, je maintiens qu'il était nécessaire d'avoir accès au texte (ou du moins une partie avant ce passage que nous avions à traduire) pour pouvoir le contextualiser, et, par conséquent choisir le pronom personnel JE ou ELLE.

Avant de continuer, je souhaite insister sur le fait que je ne critique pas la traduction officielle! Je ne me permettrais pas de faire cela puisque je ne suis pas une traductrice alors que M. Maspéro, lui, il l'est.
Ce que je fais, c'est simplement de me questionner sur tel ou tel choix, en l'occurence la traduction de "manos negras" qui selon moi signifie un pouvoir occulte, un soutien occulte. Mes recherches sur internet ainsi qu'auprès d'hispanophones (vous toujours remettre en question le fait qu'au Mexique on ne parle pas le même espagnol qu'en Espagne, mais ça c'est un autre débat)vont dans ce sens-là.

Pour terminer, ce qui est de ma "difficulté verbale", je vous l'accorde : il n'y a que moi qui y a vu une difficulté!
Ni modo, pues! Autant pour moi.

Sonita a dit…

...j'aurais dû écrire il n'y a que moi qui y ai vu une difficulté ...
définitivement, mes verbes!!