dimanche 15 novembre 2009

Votre thème du week-end, Le Rouge

L’Ombre semblait pleuvoir avec les fluides hachures d’une averse qui fuyait interminablement d’un ciel enfumé, pareil de ton au ciment noirci par de terreuses infiltrations, comme si cette indigente ruelle et toute la maussade ville provinciale elle-même eussent été construites sous les voûtes fangeuses de quelque réservoir souterrain. Déjà la nuit se blottissait aux angles de la triste salle de café où j’étais assis, une maladroite et rougeaude bonne n’en finissait pas de remonter – avec une foule de bruits agaçants – une demi-douzaine de lampes grinçantes, et je baillais mortellement, endolori par le tambourinement monotone des gouttes sur les vitres et le sourd pataugement des passants hâtés parmi les flaques d’eau sale.
Bientôt je m’aperçus que – depuis longtemps déjà – mes yeux distraits s’étaient fixés sur un homme à la physionomie chagrine qui, comme moi, semblait plongé dans le plus nauséeux désœuvrement. Ayant considéré attentivement – pendant que j’étais moi-même l’objet d’un pareil examen – son front dégarni, ses prunelles décolorées, ses paupières rougies et plissées d’une infinité de menues rides, sa lèvre inférieure pendante et son envahissante barbe grise, je fus saisi d’une soudaine pitié et, presqu’au même instant – avec une fulgurante rapidité – j’eus la
conscience de posséder – au moins passagèrement – l’inexplicable pouvoir de m’immiscer aux plus intimes sentiments de l’inconnu et de m’identifier avec la substance de ses afflictions.
Au moment où je l’observais, l’homme, dont le cœur paraissait vide et désolé, tournait toutes ses mélancoliques pensées vers les époques plus heureuses de son enfance. Le vivant et joyeux affairement de la ville maritime où il était né bruissait dans le lointain de son souvenir. Les spectres des choses passées se levaient avec les couleurs apâlies de l’oubli. Une opaque futaie de mâts s’érigeait avec des clairières de granit et de mer : de blanches digues s’allongeaient portant très loin les grêles colonnes des phares.
Par-delà les faubourgs de la ville se prolongeaient de vastes chantiers penchant vers les bassins les carènes des futurs navires, incessamment retentissantes de martèlements cadencés. Derrière les poupes s’alignaient à l’infini de hauts et larges cubes de madriers de Norwège laissant entre eux de stricts couloirs où nageait un parfum de résine.
L’imagination de l’homme se faufilait dans les détours familiers de ce labyrinthe tapissé d’un gazon dru et frisé sur lequel s’ébattait une gazouillante volée d’enfants, aux mains souillées de goudron, aux vêtements attristés d’accrocs et de taches ; il concentrait toute sa puissance mnémotechnique sur ces figures éparses, mais, des noms qui s’offraient à lui, il n’en pouvait articuler aucun d’une façon précise.
Entre toutes, une vision l’arrêtait, c’était une agile et blonde fillette dont les pieds tannés d’un hâle salin frétillaient sous une robe bleue déteinte ; il se rappelait l’avoir un jour couronnée d’un diadème de coquillages et de ces chardons cæruléens dont les racines rampent dans les sables telles que des cordes grasses.

Gustave Le Rouge, « Spectre seul », 1892.


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