vendredi 12 février 2010

Exercice d'écriture

Le sujet du jour était « Feuille de papier ».

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Amélie :

Quoi de plus banal qu’une feuille de papier ? D’une infime épaisseur, elle peut être blanche ou colorée, grande, petite, ronde, étoilée – un coup de ciseaux et le tour est joué ! –, et présenter différentes textures au toucher, lisse, rugueuse voire glacée, selon l’usage que l’on veut en faire. Apparemment, pas de quoi fouetter en chat. Pourtant, à bien y regarder, elle recèle tout de même de nombreux trésors, bien plus précieux que ce qu’on aurait pu croire au début. Chacune à sa manière, elles nous racontent toutes un souvenir, une aventure qui serait arrivée à l’une ou l’autre de leur semblable, et qui restera gravée dans leur Histoire.
On peut y lire la ténacité d’un enfant qui reste des heures et des heures assis à son bureau, à essayer de plier correctement son avion comme le lui a montré son papa, pour qu’il vole aussi loin que le sien. Puis, quand il s’est assuré de sa bonne tenue de vol, il le colorie avec soin, pour lui faire adopter les couleurs d’un drapeau qu’il a vu à l’intérieur de la couverture du dictionnaire. Ou encore la fierté de cet autre qui court vers ses parents en criant : « Maman, Papa, vous avez vu, j’ai même pas grabouillé, j’ai fait un vrai dessin, comme un grand ! ». Et les parents de répondre : « Oh mais oui, elle est vraiment magnifique ta girafe ! ». « Où ça une girafe ? Mais c’est Maman que j’ai dessinée… », conclue l’enfant en repartant, tout penaud. Elles cachent aussi les jeux favoris des cours de récré, ces cocottes en papier confectionnées à la hâte avant de partir à l’école, et que les fillettes brandissent à chaque instant ; elles demandent à qui le veut bien de choisir un nombre –« un, deux, trois, quatre, cinq….trente-sept »– puis une couleur –« euh…rouge ! »– et lui annonce enfin la prophétie qui accompagne ce choix –« Tu es amoureuse du maître ! Hahaha ! Eh, vous savez quoi ? Lilou est amoureuse du maître ! » « C’est même pas vrai d’abord ! » clame l’intéressée…– avant de partir à la recherche d’une nouvelle victime. Si on quitte la cour pour s’immiscer dans la salle de classe, on peut découvrir les fameuses boulettes de papier mâché, soufflées sur son voisin dès que la maîtresse a le dos tourné, grâce au tube d’un effaceur complètement démonté : comme quoi, une simple feuille de papier peut offrir de franches parties de rigolades.
Quand on grandit un peu, elle peut revêtir sa tenue de confidente, sur laquelle l’adolescent incompris s’épanche longuement, confie ses joies comme ses peines, raconte tout ce dont il ne peut –ou plutôt ne veut– parler à personne d’autre, et surtout pas à ses parents –la loose !–. Mais c’est quand elle prend la forme d’une lettre que la feuille dévoile ses plus grands mystères : qu’elle apporte bonnes ou mauvaises nouvelles, elle est tantôt espérée, tantôt crainte. Pour les lettres administratives, pas de doute possible : elle est froide, impersonnelle et provoque appréhension, colère, incompréhension, lassitude, etc. chez son destinataire. En revanche, quand on se place du côté de l’expéditeur, la feuille de papier joue un rôle bien plus important, car elle devient le témoin de l’énervement de celui qui griffonne une lettre de mécontentement, elle doit faire face aux hésitations de l’amoureux transi qui veut –enfin– déclarer sa flamme, ou subir les coups de crayon rageurs de celle qui veut tirer un trait définitif sur une rencontre.
Malgré tous ces voiles levés, la feuille de papier n’a pas révélé la moitié de ce qu’elle contient, de ce qu’elle a vécu. Tous les voyages, les sentiments, les personnages, les lieux, les événements qu’elle a connus se trouvent dans les livres, bien à l’abri sous leurs couvertures. À tout âge, elle est la voie d’accès au rêve, à la désillusion, au rire, à la connaissance, aux larmes, à l’espoir. Jusqu’à présent, la feuille de papier est le fidèle compagnon de la littérature, elle en est l’essence. Et ce n’est pas nous, traducteurs et apprentis-traducteurs, qui irions dire le contraire !

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Coralie :

En entrant dans la chambre de Léo, Aïnoa marcha sur quelque chose. Elle alluma alors la lumière : une boule de papier. Puis une autre et encore une autre, une bonne dizaine... Son ami aurait pu mettre de l'ordre avant son arrivée. D'un naturel maniaque et légèrement curieux, elle s'accroupit pour les ramasser, sans oublier bien sûr d'en défroisser une. Pourquoi Léo avait-il chiffonné autant de si jolies feuilles ? Des feuilles d'un papier épais, couleur ivoire, avec une petite fleur bleue dans chacun des coins et parfumées en plus ! Une encre noire et nerveuse avait écrit sur la première un fébrile « Mon Amour ». Aïnoa sourit, prit une autre boule et pâlit : « Aïnoa, Mon Amour ». La suivante disait « Chère Aïnoa, je ne trouve pas les mots pour écrire tout ce que je veux te dire ». L'adolescente s'empressa d'ouvrir un autre brouillon : « Aïno, ma belle, je t'aime ». Son cœur battait la chamade, elle commençait à trembler quand on poussa la porte. Léo se tenait debout devant elle, étonné de la trouver là, au milieu de ses lamentables déclarations d'amour. Ils rougirent tous les deux avant de se jeter sur les feuilles de papier éparpillées par terre...

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Laëtitia Sw. :

Feuille de papier...
cartonnée : naissance annoncée
coloriée : dessins inventés
découpée : ribambelle de bonhommes attachés
quadrillée : souvenir d’écolier
pliée : avion lancé
dorée : cadeau assuré
dentelée : goûter présenté
froissée : mots griffonnés
calligraphiée : personnalité exprimée
crayonnée : imagination inspirée
plastifiée : conduite autorisée
grattée : années passées à étudier
imprimée : livres collectionnés
parfumée : lettre enflammée
tamponnée : embauché !
monnaie : quotidien assumé
signée : tant pis... marié !
roulée : menu caché
accrochée : fête décorée
paraphée : maison achetée
visée : voyage à l’étranger
raturée : courses effectuées
barrée : chèque payé
glacée : photos regardées
jaune et cornée : bonheur fané
testamentée : héritage partagé
Une vie ponctuée de petits papiers
Parfois oubliés, parfois menacés
Aujourd’hui envolés ?
Non, encore bien ancrés
Et plein de trésors celés.

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Chloé :

Numéro seize n’était pas une feuille de papier comme les autres. Elle appartenait à la famille Canson qui régnait sans conteste sur l’ensemble du placard. Leur blancheur immaculée, leur peau ferme au grain régulier faisait pâlir d’envie la famille des Perforées-à-Carreaux de l’étagère du dessous. Ces dernières avaient la vie dure : quand les mains en choisissaient une, elles se faisaient gribouiller et raturer au stylo à bille et on pouvait les entendre hurler de douleur. Elles n’avaient pas beaucoup de chances de faire carrière, soit elles étaient froissées en boule ou, pire, déchirées en petits morceaux, pour atterrir dans la poubelle, soit elles finissaient enfermées dans des classeurs. Les Canson, elles, ne subissaient jamais de telles tortures car les mains s’en servaient pour faire ce qu’on appelle de L’art. En véritables stars, elles étaient délicatement caressées par la mine d’un crayon à papier, coloriées ou peintes de magnifiques couleurs, mises en valeur dans de superbes cadres qui les protégeaient de la poussière pour faire leur entrée dans le grand monde. Les mains les exposaient alors amoureusement dans le salon, où elles recevaient toujours des compliments.
Numéro seize, rêveuse, attendait patiemment son heure de gloire, plus qu’une feuille avant son tour. Représentera-t-elle un portrait ? Un paysage, peut-être ? Quel maquillage aura-t-elle, du rouge, du orange ? En tout cas, ça serait parfait, elle avait toujours adoré les tons chauds…

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Laëtitia :

Arthur considéra la feuille de papier qui se trouvait devant lui avec une moue dubitative. L’énoncé lui semblait impénétrable et les caractères autant de hiéroglyphes indéchiffrables. Il se voyait déjà lundi matin en cours de maths avec Madame Huguerie, cette femme acariâtre qui l’avait déjà classé depuis longtemps dans la catégorie des bons à rien, des cas désespérés. Elle ne vérifiait même plus s’il faisait son travail, elle savait que non. Mais, pour une fois, il voulait pouvoir dire qu’il l’avait fait, sérieusement, pour de vrai, et même si ses exercices étaient faux au moins il avait fait l’effort. Puis il pensa que pour cette femme, cette handicapée du sentiment humain, ce ne serait pas suffisant, pas même considéré comme un début mais plutôt comme un accident de parcours. Pour elle, le lendemain, il irait rejoindre le clan des « récalcitrants ». Il avait dû chercher le mot dans le dictionnaire. Mais le sens n’était pas aussi blessant que le ton que Madame Huguerie employait pour le prononcer.
Il prit la feuille de papier et se mit à la plier. Du mouvement de ses mains naquit un avion qu’il lança à travers la pièce. Soudain, il se retrouva aux commandes. A bord, il survola son bureau, son lit, ses problèmes, et plus rien n’eut d’importance. Il n’était plus le cancre de la troisième C, il était juste lui-même, il n’avait plus à jouer un rôle, à faire le bouffon pour amuser la galerie et camoufler ses faiblesses. Ce vol paisible rasséréna son âme. Peu à peu l’avion commença à perdre de l’altitude. Il voulut le redresser et mettre plein gaz vers les cieux mais l’appareil ne répondit pas, le crash semblait inévitable. Résigné, il cessa de lutter et s’abandonna à l’attraction terrestre. L’avion toucha le sol en douceur et Arthur s’en extirpa à regret. Il ne constata aucun dommage irréparable sur sa machine pourtant il la froissa d’un geste brusque et la jeta avec fureur dans la corbeille. Il se remit à sa table, sortit une nouvelle feuille, et renoua avec son activité initiale. Désormais, il ne baisserait plus les bras.

3 commentaires:

Amélie a dit…

Laëtitia Sw, j'adore ton "texte" sur la feuille de papier!

Tradabordo a dit…

Oui, elle a une belle plume, cette Laëtitia Sw…

Laetitia Sw. a dit…

Je suis contente de voir que vous avez aimé cette petite variation sur les différents états d'une feuille de papier... Au passage, je remarque une fois de plus, Amélie, que nos inconscients ont quelque peu convolé lors de ce nouvel exercice ! : mêmes sonorités en "é", avion lancé, trésors cachés... Hi hi !