jeudi 25 février 2010

« La traduction ou l’art de la demi-mesure », par Laetitia Sworzil

Voilà résumée en une formule la façon dont je me représente l’inconfortable position du traducteur, œuvrant toujours sur le fil, oscillant sans cesse entre deux pôles qui l’attirent et lui tendent des pièges dans lesquels il risque à tout moment de tomber. Eh oui... c’est que le traducteur passe son temps à se débattre au beau milieu d’intérêts multiples et parfois contraires ! Par exemple, lorsqu’il rend accessible un texte étranger à un public français, généralement novice, ou du moins, non spécialiste, il ne doit pas oublier qu’il est là aussi pour servir fidèlement la noble cause de la littérature. Autre exemple : il doit pouvoir s’abstraire de la réalité extra-fictionnelle pour plonger avec délice dans la fiction, tout en restant un professionnel rigoureux, en mesure de respecter des délais, de suivre des directives voire des contraintes précises, de négocier des contrats, de prospecter de nouveaux horizons. Autre exemple encore : il doit s’approprier l’œuvre d’un autre, sans jamais verser, en traduisant, dans la réécriture. En définitive, faire sien ce qui ne l’est pas, pour mieux l’ingérer, le digérer et le restituer en profondeur, et non pour le transformer un tant soit peu, même inconsciemment...
En outre, l’expression « demi-mesure » se justifie du fait que le traducteur jongle avec plusieurs identités. C’est ce que j’avais appelé en d’autres lieux ses différentes « casquettes ». Ainsi, lorsqu’une traduction lui échoit, le traducteur se mue tout à coup en divers personnages. D’abord, il prend connaissance du texte avec ses yeux de lecteur : plaisir de la lecture mais aussi concentration et examen méthodique pour ressentir un style, s’imprégner d’une atmosphère, observer la mécanique d’une histoire, découvrir un ton, écouter une musique personnelle des mots. Quelles que soient ses impressions finales (appréciation mitigée, véritable coup de foudre, déception, avis favorable...), il ne peut se départir de cette première identité. À celle-ci, s’en mêle une autre : celle du critique littéraire, ou plus modestement de l’étudiant studieux qu’il est resté, bref, celle de l’herméneute qu’il doit être, car effectivement le travail de traduction s’accompagne à chaque fois d’une nécessaire « explication de texte ». Remémorons-nous un instant le temps de nos commentaires composés où tout l’arrière-plan biographique et bibliographique de l’auteur nous aidait à comprendre le texte, ou celui, plus récent, de nos analyses linéaires qui nous permettaient de décortiquer l’histoire pas à pas, dans ses méandres, nous révélant, à la fin, tous les ressorts de la narration. À cette deuxième figure se superpose ensuite celle du traducteur, toujours en alerte, à même de repérer, de systématiser et de résoudre les problèmes de traduction soulevés par le texte. Et, enfin, dans une certaine mesure, plane l’ombre de l’écrivain, car il n’y a pas de bon traducteur qui ne sache, à mon avis, agencer ses propres mots avant de pouvoir faire résonner ceux des autres. Pas de création directe certes, mais un certain pouvoir de recréation tout de même...
Un travail en demi-mesure donc, puisque le traducteur doit savoir manier le compromis, en vue d’opérer les meilleurs choix. Un travail en demi-teinte aussi, puisque tout en nuances, soumis à une remise en cause perpétuelle. Ainsi, il ne faut jamais hésiter à faire demi-tour : revenir sur ses pas pour vérifier et vérifier encore, pour peaufiner par couches successives le premier jet. Compréhension à demi-mot enfin, parce qu’il est bien utile de savoir lire entre les lignes, parfois, pour éclaircir de nombreux points épineux ! Le souci, c’est que cet art de la demi-mesure peut rapidement devenir un exercice périlleux car à double tranchant. En effet, à chaque instant, on risque de tomber dans un écueil inverse, comme le laisse présager la polysémie de toutes ces expressions ! Ainsi, prôner la demi-mesure peut parfois entraîner le traducteur sur un terrain glissant : devant la difficulté des décisions à prendre, de leur nombre et de la rapidité avec laquelle il faut agir, il peut se montrer hésitant, frileux, ne pas oser « se mouiller » et finir par rendre une traduction « tiède ». Alors, la sanction tombe, terrible : on a raté le compromis, on est resté trop ceci ou cela, on est juste « passé à côté ». Dans le même ordre d’idées, « demi-teinte » peut évoquer aussi un résultat décevant, en deçà de nos espérances, et « faire demi-tour » peut suggérer une perte de temps, des tours et détours stériles, des piétinements... Quant au « demi-mot », si le traducteur peut l’appliquer à son protocole de lecture, à son mode de compréhension, il ne doit pas pour autant le prendre à son compte : pas question pour lui de laisser flotter dans sa traduction la moindre incertitude, imprécision, confusion... Triste sentence donc quand le résultat de ses efforts reste justement dans une indétermination qui ne conduit à la fin qu’à avoir relevé mollement le défi posé ! De là à ce que notre pauvre traducteur se fasse bientôt traiter de demi-portion ! Non... arrêtons de filer la métaphore car, à ce stade, notre traducteur apparaît plutôt comme quelqu’un de plutôt solide ! En effet, il doit faire preuve d’une réelle endurance : c’est à force de courir affolé d’un côté à un autre, de pécher par tel excès puis par tel autre, de se débarrasser de telle manie (quitte à en contracter une autre...), de reprendre sans relâche son ouvrage, de se remettre toujours en question, que notre traducteur finira par acquérir suffisamment de métier, d’expérience, de savoir-faire, de bons réflexes, pour espérer confirmer petit à petit ses aptitudes, voire son talent. En somme, à traducteur acharné, traducteur et demi !

1 commentaire:

Tradabordo a dit…

Là, pas de tours et de détours pour te dire que ton texte est TRÈS réussi… Contente que tu sois sortie de ta morne tranchée pour rejoindre les lumineuses contrées de la traduction !