vendredi 23 juillet 2010

« Dans ma tour d'ivoire », par Stéphanie Maze

En photo : Enfermement, par TidjiParis

Dans ma tour d'ivoire, c'est là que j'ai fait mon nid. L'isolement est devenu ma marque de fabrique, le lien indéfectible qui m'unit à toutes ces têtes déconfites, à cette masse ignare. Supporter le rythme de la ville, je ne peux plus. J'ai trop donné. Dix ans de métro-boulot-dodo. Dix ans à se réveiller à la même heure. À la même heure, tous les jours certes, mais à la même heure que tous les autres... Ce que ça signifie ? Slalomer entre les gens, une épaule par-ci, un genoux par-là. Et pas de pardon, parce que regarder les gens, s'excuser, ça fait perdre du temps, et le temps, c'est de l'argent. Alors, un beau jour, c'était l'été, le 25 juin si je me souviens bien, j'ai décidé de mettre le holà ! J'ai convoqué le patron, je l'ai regardé droit dans les yeux et là, j'ai balancé la phrase que tout employé qui se respecte rêve un jour de prononcer : « Je plaque tout ! Vous et votre boîte pourrie ! ». Sur ce, j'ai claqué la porte. Je me revois encore déguerpir à toute allure en fredonnant : « Il est libre, Max ». Oui, parce que Max, c'est mon prénom, pas Maxence ni Maxime, non, Max tout court... on ne peut pas tout avoir... Je l'ai cloué sur place le patron, du moins c'est ce que j'aime à croire... Parce que depuis ma tour d'ivoire, je revisite le monde à ma façon, et vu d'ici, c'est moi qui ai démissionné. J'ai dit stop, je les ai laissés sur le carreau, tous autant qu'ils étaient, avec leur pathétique regard incrédule... C'est ce soir-là que je me suis dirigé vers ma tour d'ivoire. Rien de tel que de s'éloigner de ce cimetière ambulant, de ces automates décérébrés et de leur air vicié. Car si on échappe à la pollution, leur haleine fétide ou les effluves de transpiration nous rattrape dans l'espace confiné du métro. Il me fallait fuir. Pas d'autre échappatoire. Mais j'ai eu besoin d'aide, je n'aurais pas pu y parvenir tout seul. Je peux même dire qu'il a été fait sans que je m'en rende compte, mon trou. Parfois, je m'y sens un peu à l'étroit, impossible d'étendre les bras, mais d'ici je vois les choses sous un nouvel angle, comme si je vivais à l'horizontal. Je ne pensais vraiment pas pouvoir recouvrer tant de sérénité, tant de calme. Heureusement qu'on me l'a donné ce coup de pouce. C'était l'été, le 25 juin si je me souviens bien, je sortais du boulot, le patron venait de me virer, je suis entré dans un bar, j'ai commandé un whisky bien tassé, décidé à noyer ma haine. J'en ai avalé un autre et encore un autre, puis j'ai perdu le compte. J'ai pris la voiture et plus de souvenir, juste une vision, des phares face à moi...
Et depuis je suis dans cette boîte capitonnée, comme si on m'avait transvasé, comme si on avait lu dans mes pensées, qu'on m'avait enveloppé de silence absolu et d'obscurité. Un espace rien qu'à moi, coupé du monde. Moi face à moi-même, et mes rêves pour seule compagnie. D'ici, j'ai l'impression que rien ne peut m'atteindre, que je suis intouchable, pourtant les odeurs persistent. Différentes de celles de la ville certes, mais toujours aussi nauséabondes, la terre mouillée, la putréfaction... Seulement, depuis peu, ça ne se limite plus aux odeurs, je me sens habité, infesté d'une présence agitée... J'ai quitté ce monde grouillant, animé et pénible mais un autre se développe en moi, tout aussi pénible, animé et grouillant. Me voilà devenu ce monde que j'abhorrais...

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