lundi 13 septembre 2010

Exercice d'écriture : « Maison d'hiver », par Olivier Marchand

En photo : Le domaine des dieux de l'Olympe
par fv3535

Bercée par les vents citronnés, je courais et virevoltais dans les bois de chênes et de hêtres. La Sicile, petite île magique de la Mer du milieu, avait été le paradis terrestre dans lequel ma mère, la sage Déméter, avait choisi de m'élever, loin des passions jalouses, des amours haineuses et des sanglants dénouements propres à notre famille. Je passais mes journées à déambuler dans ce féerique cadre, enivrant mon coeur d'images, d'odeurs et de sensations uniques. Mes journées étaient dédiées aux promenades en forêt et aux jeux avec les nymphes et, à la tombée du jour, ivre de bonheur, je rejoignais ma mère, le sourire aux lèvres, le coeur débordant de joie.
Ce bonheur, qui n'aurait dû cesser, prit fin un matin d'avril. Alors que je me promenais avec les naïades, je m'éloignai de mes compagnes aquatiques l'espace d'un instant pour cueillir un bouquet de violettes. Envoûtée par les délicats arômes des petites fleurs, je ne pus voir qu'un homme s'approchait de moi. À peine sentis-je la pression de sa main sur mes épaules que la terre sous mes pieds s'ouvrit brusquement. Durant la chute qui nous conduisait vers le centre de la Terre, je pus examiner de près mon ravisseur. Homme à la taille impressionnante et à la musculature titanesque, cette virilité débordante était suavement équilibrée par des yeux d'un vert profond que dominaient d'épais sourcils. Ses lèvres pleines et charnues étaient entourées d'une barbe noir de jais et de larges boucles ébènes venaient couronner ce divin faciès. L'homme posait sur moi un regard d'une douceur amoureuse, et ce fut rapidement que je compris la raison de mon enlèvement : Eros avait de son arc décoché deux de ses flèches, et sans en ressentir l'amère blessure, j'avais été désignée comme l'une de ses victimes. Je ne sais combien de temps dura notre voyage, mais nos pieds finirent par toucher le sol et c'est lorsque je jetai un coup d'oeil aux alentours que je devinai l'identité de mon étrange ravisseur.
Ma mère avait de nombreuses fois évoqué les légendes familiales, mais petite, une en particulier me fascinait : celle de son enfance. Alors qu'elle n'était qu'un nouveau-né, son père, comme il l'avait fait et le ferait pour ses autres enfants, l'avait avalée, craignant de sa progéniture qu'elle ne vint à contester un jour son pouvoir. Ce fut le benjamin, substitué par une pierre lors de ce rituel barbare, qui une fois les années de l'enfance derrière lui, revint libérer ses frères et soeurs de l'estomac paternel. Une fois hors de danger, chacun d'eux se vit attribuer un domaine sur lequel règner. Les trois soeurs avaient eu la charge du foyer et du feu, de la femme et de la maternité, des champs et des moissons. Le petit frère, lui, avait élu domicile dans les cieux, le frère cadet au plus profond des eaux, et l'aîné dans les entrailles de la terre. C'était donc la main de mon oncle Hadès, maître du royaume des morts que j'avais sur l'épaule.
Les premiers jours passés au centre de la Terre furent d'une tristesse sans nom. La lugubre Styx, dont les remous charriaient les morts, ne pouvait me divertir comme le faisait ses soeurs, le palais magnifiquement décoré de mon oncle souffrait de la comparaison avec les bois d'Enna, et les nourritures pourtant raffinées que l'on me présentait n'étaient rien à côté des trésors gustatifs que nous offrait notre terre sicilienne, mais surtout, la compagnie d'Hadès ne savait compenser l'absence de ma mère. Les jours passant, je finis par m'habituer à ma nouvelle demeure. Un soir, fatiguée du jeûne que la mélancolie m'avait imposé, j'acceptai de partager le dîner de mon oncle. La main guidée par mon vide estomac, je saisis une grenade et alors que je croquais l'une de ses petites perles sanguines, un jeune homme, je sus plus tard qu'il était mon cousin, fit irruption.
Sur ordre de Zeus, il avait le devoir de m'amener sur le mont Olympe. Ma mère, en proie à une incommensurable tristesse avait en effet oublié les récoltes des hommes, et le blé qui constituait leur principale source de nourriture, avait brûlé au soleil, les laissant démunis et affamés. Les Dieux, ne pouvant supporter la vision de cette humanité famélique, avaient décidé de répondre aux implorations maternelles pour que cessent les souffrances terrestres.
Conduite devant le maître de l'Olympe, je retrouvai dans ce monde nébuleux, ma mère, ainsi que l'ensemble de ma famille. Oncles et tantes, cousins et cousines, tous étaient présents à ce jugement, dont j'étais, bien malgré moi, la raison. Ma mère, quoique la mine fatiguée, rayonnait. Nos retrouvailles l'emplissaient d'allégresse et, sereine quant à la décision divine, elle m'assurait de mon départ imminent du sinistre territoire. Zeus mit subitement fin à son bonheur aveugle, annonçant qu'ayant gouté à la nourriture dans le royaume d'Hadès, ce grain de grenade que déjà je regrettais, j'étais maintenant liée à ce monde souterrain et n'avais d'autre choix que d'y vivre. Ma mère annonça à Zeus, que si telle était sa volonté, il devrait s'habituer à voir mourir les hommes : sans sa fille, elle ne saurait trouver la force de s'occuper des champs et des récoltes.
Après de longues heures de discussion, voilà ce que les Dieux décidèrent. Je devais dès lors passer six mois de l'année en compagnie de ma mère sur cette île qui m'avait vu naître. Heureuse car me sachant à ses côtés, elle se montrait d'une générosité sans limite avec la Nature. Elle habillait les arbres des plus beaux fruits, versait au coeur de chaque fleur les plus subtiles fragrances et multipliait à l'infini les grains dorés de chaque épi de blé. L'autre moitié de l'année, je devais descendre au coeur de ce souterrain royaume et regagner mon hivernale demeure. Ma mère, souffrant de mon absence, délaissait alors la Nature. Les arbres, dans une lente agonie colorée, perdaient leurs vêtements printaniers, les parfums enivrants des fleurs s'estompaient jusqu'à disparaître complètement, et les blés, ne pouvant supporter l'arrivée de la froide saison, mouraient. Impuissante, j'assistais depuis mes quartiers d'hiver à la mort du monde extérieur, attendant patiemment mon printanier retour parmi les hommes.

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