samedi 23 octobre 2010

Exercice d'écriture : « Rose », par Olivier Marchand

Belle était, selon les dires des habitants de La Porte, petite commune de l'Indiana, une femme robuste, forte et courageuse. Personne ne connaissait exactement le passé de la norvégienne, mais les rumeurs, colportées bien volontiers par les femmes du village, parlaient d'un mari décédé dans l'incendie de la maison familiale et d'une fuite vers l'Ouest, les trois enfants sous les bras. On racontait que les assurances lui avaient offert une somme non négligeable en dédommagement de la destruction de la demeure et de la mort de son mari, bien maigre consolation au vu de la douleur et du chagrin qu'elle avait dû subir, et qu'elle avait, grâce à cet argent, pu acheter la ferme dans laquelle elle et sa petite famille vivaient à présent.
Il avait, comme tant d'autres hommes et femmes de l'époque, répondu aux chants des sirènes du Nouveau Continent et, après une long voyage en train à travers la Norvège, il avait embarqué à Bergen dans un bateau avec comme destination New-York. De longues semaines de traversée dans la promiscuité d'une seconde classe surpeuplée d'émigrés européens l'avaient éreinté, mais c'est le cœur léger et heureux qu'il débarqua sur le sol américain. Quelques semaines de recherches de travail infructueuses et les conseils insistants d'un compagnon de traversée le conduisirent dans la ville de Saint-Louis, là où le travail était réputé abondant.
La quantité d'argent devait être en effet conséquente car Belle Gunness s'était rendue propriétaire d'une des plus belles fermes du comté de La Porte : les terres étaient immenses et particulièrement fertiles et les bâtiments, rénovés il y a peu par les anciens propriétaires, permettaient de loger une famille nombreuse, d'abriter plusieurs espèces d'animaux, de stocker le foin en grande quantité et de mettre à l'abri des intempéries les machines agricoles.
Saint Louis était, au début du XXème siècle, une ville en plein changement. Les IIIèmes Jeux Olympiques modernes et l'Exposition Universelle de 1904 avaient fait décoller l'économie de la région et la main d'œuvre arrivant des quatre coins de l'Europe était sûre, disait-on, d'y trouver un travail bien rémunéré. Le mouvement de recrutement intensif s'essouffla, malheureusement assez rapidement, et lorsque George Anderson foula le sol du Missouri, le seul secteur qui continuait encore à embaucher était le secteur minier.
Belle, ne pouvant abattre seule la quantité de travaux que la ferme exigeait, fit alors publier dans la presse des annonces afin de recruter un ouvrier agricole qui puisse l'aider à soigner les animaux et à s'occuper des champs. De nombreux hommes, répondant à ses annonces, défilèrent mais aucun d'eux ne fit vraiment l'affaire. Venant des quatre coins du pays, tous firent le voyage jusqu'à La Porte mais aucun n'y resta plus de quelques jours.
La vie dont il avait rêvé n'était pas celle qui l'attendait à 700 mètres de profondeur, là où il passait 10h par jour, dans l'obscurité, la poussière et le froid. Un soir d'avril, feuilletant négligemment le journal, son œil se figea sur une annonce : une charmante veuve de l'Indiana était à la recherche d'un homme partageant les mêmes valeurs afin de construire un avenir dans des conditions sentimentalement acceptables et économiquement satisfaisantes. Le corps fatigué par la journée de travail au fond de la mine et le cœur esseulé par tant d'années de solitude, il se décida, dans l'espoir d'une vie nouvelle au milieu des vertes plaines de l'Indiana, d'écrire une lettre en réponse à cette annonce qui, peut être était-ce un signe du destin, avait su attirer son regard. A cette première lettre, bien d'autres suivirent et après une correspondance qui s'intensifiait au fil des semaines, il attendit la paye du mois d'octobre et rassembla dans une petite valise les quelques vêtements, les maigres économies en sa possession et prit un billet à destination de l'Indiana.
Elle attendait avec impatience l'arrivée de cette homme à qui elle écrivait depuis quelques mois. Originaire de la région de Trondheim, comme elle, il semblait sympathique, travailleur, bienveillant et de caractère plutôt joyeux. Dans la dernière lettre qu'il lui avait envoyé, il annonçait sa venue pour la fin du mois. Elle s'était renseigné à la petite gare locale de La Porte sur les horaires des trains et le mardi 5 novembre 1907, en fin d'après-midi, elle attendit, impatiente, l'arrivée de son correspondant.
Il descendit du train et chercha du regard la femme avec qui il avait correspondu des dernières semaines. Une rose rouge à la main, le cœur battant la chamade, il se dirigea vers celle qui, debout sur le quai, l'attendait. Les nombreuses illusions que son esprit avait fomenté depuis des semaines furent quelque peu mises à mal par la froideur dont fit preuve sa correspondante, mais mettant cela sur le compte de la timidité, il décida de ne pas lui en tenir rigueur.
Arrivée à la ferme, elle montra au jeune homme la chambre qu'il allait occuper : une pièce relativement austère avec pour seul mobilier un lit et une table de chevet sur laquelle était posée une lampe à huile. Après lui avoir communiqué l'heure du souper, elle prit congé de son nouvel arrivant, sans le moindre signe d'affection. Le dîner d'accueil, un repas assez frugal, fut servi dans un silence pesant et le jeune homme, quelques minutes après que la dernière cuillerée du dessert fut avalée, alla se coucher.
C'est avec beaucoup de difficulté, l'esprit embué par un sentiment de déception découlant de cet accueil qu'il jugeait peu chaleureux, qu'il parvint à fermer les yeux et à plonger son corps dans un sommeil réparateur. Un bruit de porte claquée et le crissement du plancher l'extirpèrent de son sommeil en pleine milieu de la nuit. Alors que ces yeux s'habituèrent à peine à l'obscurité régnante, la porte de sa chambre s'ouvrit et c'est avec stupéfaction qu'il découvrit, se tenant dans l'embrasure, la femme qui l'avait accueilli quelques heures plus tôt, une bougie allumé dans la main droite et un marteau brandi dans la main gauche.
Bien des années plus tard, les habitants du village assistèrent, impuissants, au plus grand incendie qu'eût jamais connu le comté. La ferme de la femme norvégienne, ainsi que les bâtiments adjacents, partirent en fumée en l'espace d'une nuit, emportant avec eux les corps de Belle Gunness et de ses deux enfants qui vivaient encore sous son toit, la troisième fille, l'aînée, ayant été envoyée en pension dans une école luthérienne pour filles de Los Angeles bien des années auparavant. Le coroner et son équipe, une fois les dernières flammes éteintes, découvrirent au milieu des cendres les restes fumants d'une femme décapitée et des deux enfants. Le juge du comté concluant à un incendie accidentel, l'affaire fut rapidement classée et les villageois tâchèrent de faire disparaître de leur mémoire le plus rapidement possible le souvenir de ces rougeoyants éclats destructeurs et assassins illuminant la nuit. Ils y parvinrent tant bien que mal jusqu'à ce jour de mai 1908.
George Anderson avait emménagé depuis quelques mois dans la ville de Chicago où il survivait, depuis son séjour à La Porte, grâce à des petits boulots successifs lorsqu'un matin, se rendant au travail, il put apercevoir sur un kiosque à journaux un titre qui s'étalait en première page d'un quotidien et qui attira son attention. En gros caractères d'imprimerie sur la une du journal, on y découvrait le nom de la femme qu'il avait connu il y avait six mois. Sortant de sa poche quelques cents, il acheta le journal et lut : l'Amérique découvre, effarée, les agissements sans nom d'une habitante de La Porte, Indiana. Les autorités locales ont découvert la nuit dernière les cadavres de 39 personnes, enfouis quelques pieds sous terre, sur la propriété de Belle Gunness, une émigrée d'origine norvégienne, installée depuis plusieurs années dans ce paisible comté. La police a pu identifié parmi les nombreux corps celui de son premier mari et de ses deux premiers enfants, celui de son deuxième mari et de sa fille, les corps de 6 de ses prétendants, tous fermiers dans la région, ceux de ses 3 enfants, morts dans l'incendie que l'on considérait jusqu'à hier comme accidentel, ainsi que celui d'une jeune femme ayant servi à faire croire à la mort accidentelle de la meurtrière. Les autres nombreuse victimes seraient toutes des ouvriers agricoles auxquels la jeune femme avait fait appel pour l'aider aux travaux des champs.

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