samedi 8 janvier 2011

Exercice d'écriture : « Saut de grenouille », par Vanessa Canavesi

En photo : grenouille okavango
par USSOPHOTO

C'est arrivé brutalement. L'instant d'avant je n'y pensais pas encore, et l'instant d'après j'étais comme condamné à ressasser cela pendant des jours et des jours. Cela ne m'a plus quitté. C'est quelque chose qui a fait tilt dans ma tête, un souhait refoulé, peut-être depuis toujours, qui avait gonflé, boursouflé, jusqu'à la détonation. Elles m'ont demandé depuis quand l'idée germait, mais je n'ai jamais su leur répondre. Tu sais combien elles ont souffert de mon départ. J'espère seulement qu'elles comprendront, plus tard. Oui, je me souviens de chez moi... J'étais heureux, enfant, surtout lorsque les petites sœurs sont arrivées, l'une après l'autre. Mais c'est arrivé plus vite que personne n'aurait pu imaginer. Si un tourbillon de vent, une bourrasque avait pu m'emporter... Elle m'aurait mener jusqu'ici ; ce n'était pas très loin, en somme. Mon père racontait souvent l'histoire d'un homme qui avait traversé les océans à dos de tortue ; il s'était échoué sur un îlot merveilleux où des animaux, qui parlaient je crois, l'avaient accueilli. Je pense que j'ai toujours voulu être cet homme-là. Ma mère ne veut pas se rappeler ce conte ; pour elle ce sont des histoires à dormir debout. Lui, il voulait nous transmettre le goût du voyage, avec ces fables éternelles ; autant de bateaux volants, d'arbres qui grimpent vers le ciel, dans tant de forêts enchantées et lointaines. Sache que pour nous, c'était exotique ! En guise de forêt nous avions plutôt une jungle. Je crois que c'est là que sont nés mes espoirs d'aventures, des rêves irréalisables. Jamais je n'avais réellement osé y songer, vois-tu ? Cela a fait l'effet d'un cataclysme. Car mon père nous avait aussi enseigné la patience. Mais moi, à partir du jour où j'ai compris que c'était inéluctable, je n'ai presque plus su attendre. J'ai souhaité que les lois physiques n'existent plus, qu'il me soit permis de m'envoler, simplement porté par les courants d'air chaud de notre hémisphère. J'ai fini par me transformer en oiseau, dans tous mes songes, je venais vous rejoindre. Si j'avais pu me laisser aller à la dérive, sur les eaux turquoises, dans la barque de mon père, je vous aurais sans doute retrouvés. Je voulais partir loin ; là où ma mère me l'avait presque interdit : « le continent est loin, mon fils chéri, trop loin. Tu comprends, si je sais qu'il existe, c'est seulement parce qu'un jour quelqu'un me l'a raconté. Mais je ne l'ai jamais vu. Au fond, je ne suis même pas sûre qu'il existe. Alors toi, comme tu n'en es pas certain non plus, tu dois arrêter d'y penser. Il faut rester ici avec nous. » J'ai pensé aux oiseaux, encore. Ce n'est pas vrai qu'il est loin, le continent, maman. Les poissons savent sans doute que c'est juste à côté. Et pourtant ils ne le voient pas, tandis qu'ils nagent vers ses rives. Pourquoi on m'oblige à rester ici ? J'étais retenu en otage sur un petit bout de terre que je connaissais par cœur. Il ne fallait pas me parler de l'ailleurs, alors. Qui a bu boira, n'est-ce pas ? J'ai souhaité me transformer en une autre créature de Dieu ; j'ai écouté le coassement des grenouilles, sur leurs nénuphars. Au bord d'une mare qu'il y avait près de la maison, je pouvais rester des heures accroupi à les observer comme on assiste à un spectacle. J'aimais beaucoup leur danse, elles passaient d'une tache verte à l'autre, ou plutôt elles coassaient, elles criaient « j'arrive », et elles sautaient sur un autre nénuphar. Je me suis mis à imaginer que ces nénuphars étaient les morceaux de terre sur lesquels nous vivons. L'eau de la mare, c'était l'océan qui me séparait du reste du monde. Et elles, les petites grenouilles insignifiantes, elles s'employaient à rebondir de l'un à l'autre nonchalamment. J'ai souhaité me transformer en grenouille. Je l'ai annoncé à ma mère, le soir-même. « Tu ne peux pas te changer en grenouille, mon enfant, tu sais bien que les grenouilles ne sont pas heureuses. Elles ne peuvent pas sauter très loin. Toi au moins tu as des jambes, tu peux courir. » Je suis resté longtemps sur mon île après ça.

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