vendredi 29 avril 2011

Un texte d'Auréba Sadouni

Vous le savez, la formation de nos apprentis traducteurs comprend deux ateliers d'écriture – l'un donné par Tanguy Viel, l'autre par Stéphanie Benson…
Auréba nous propose ici le texte qu'elle a imaginé au fil des séances avec Stéphanie Benson.
Merci de ta confiance !

M’enfermer dehors

Je m’assois sur le rebord de la fenêtre de ma chambre et m’absorbe dans la contemplation de ces silhouettes d’arbres qui se profilent à peine en ce moment crépusculaire. L’air est frais, mais ce relent de merde de chien agace mes narines. Dans la poche de mon survêtement, il y a un bout de pain et cinq euros.
Allez, je saute.
Je décide de passer par la forêt, dans l’espoir de ne croiser personne. Heureusement, nous sommes un soir de pleine lune, déjà qu’il faut faire bien attention, si l’on ne veut pas trébucher. J’ai un peu peur, mais marcher comme cela dans la forêt en pleine nuit me donne l’impression d’être libre, comme un chat qui rentre seulement quand il a faim et qui ne doit rendre de comptes à personne.
Après les bois, c’est le bord de route. Si j’avais choisi un autre soir, il y a des endroits où je ne verrais rien. Et puis je n’ai pas pris de lampe de poche. Si ma grand-mère savait ce que je suis en train de faire, elle qui s’enferme toujours à double tour, elle en aurait une crise cardiaque. « ¡Pasan tantas cosas! ». C’est son refrain.
Moi, c’est mon cœur que j’aimerais fermer à double tour, pour que personne ne puisse y pénétrer et le dégrader. Je l’entends qui martèle dans ma poitrine, comme s’il cherchait une issue et se cognait contre toutes les parois. Prisonnier de moi-même, de mes oreilles, qui accordent trop d’importance au qu’en-dira-t’on. Prisonnier de ma famille, qui me surprotège. Cette famille qui m’étouffe et m’empêche d’être moi-même. Je vais prendre le premier train qui se présentera à moi, et je vais partir loin. En attendant, je me pose dans le vieux hangar abandonné à côté de la petite gare de quartier. Le temps passe et je perds le contrôle de mes paupières. Au petit matin, une voix désagréable me ramène à la réalité.
— Qu’est-ce que tu fais là ?
J’ai à peine le temps d’ouvrir les yeux qu’il redouble de plus belle : Qu’est-ce que tu fais là ?
J’ai mal partout. Ma couche n’était pas des plus douillettes. J’effectue un petit inventaire du sol : des emballages du Mc Do, des cartons en tous genres, des morceaux de bouteilles, des cailloux, beaucoup de poussière et… j’ai une serviette hygiénique collée sur mon pantalon. Face à moi, il me regarde de la tête aux pieds, avec dédain. Moi aussi, je l’observe : des baskets toutes trouées, des vêtements crasseux, une tête toute rouge, et dans la main droite, le nectar des clochards. Qu’est-ce qu’il me veut ? Je fais osciller ma tête jusqu’à en faire craquer ma nuque et me lève lentement.
— C’est bon, je m’en vais.
Je me dirige vers la sortie, mais il me retient par le bras
— Hé ! T’as pas quelque chose à becqueter ?
Ses yeux humides et brillants m’implorent. Je sors de ma poche le bout de pain et le lui tend. Il doit être affamé, car entre ses lèvres tuméfiées, le pain disparait à une vitesse fulgurante. Il m’invite, ou plutôt, il m’ordonne de m’assoir à l’entrée du hangar.
— Pourquoi t’es pas chez toi ? m’interroge-t-il.
— Je me suis enfuie.
— Et pourquoi ? On t’a fait du mal ? Ils t’ont frappée, tes parents?
— Non, ils m’ont blessée, mais pas avec les mains.
— Avec quoi ? Une arme ?
— On peut dire ça comme ça.
— Comment ça ?
— Avec les mots. Et puis, j’étais privée de sortie. C’est pas une vie.
— Parce que tu trouves que c’est une vie, d‘ être enfermé dehors, comme moi ?
Sa question me laisse bouche-bée. Il se lève, non sans difficulté, balance sa bouteille de vin désormais vide parmi les déchets qui tapissent le sol du hangar. Je me bouche les oreilles, même si cela ne sert plus à rien, et je le regarde s’éloigner, clopin-clopant, s’arrêtant pour ramasser un mégot par terre.
Me voilà toute seule, ou presque, dans le ventre de cette espèce de grosse galère où hier, je me suis introduite sans l’autorisation de qui que ce soit. Sales, abandonnées, plus ou moins perméables à l’humidité environnante, ses parois sentent la misère. Un plancher de détritus en tous genres me rappelle que je pourrais me noyer dans une mer de désespoir. Ramer, ramer et ramer encore, lutter contre tout. Toute seule. Cette enceinte me rejettera bientôt à la lumière, m’exposant au regard et aux narines de tous ces gens qui me jugeront parce que je suis trop sale et que je pue.
Toute maculée, tâchée par le mépris des autres qui résonne comme une claque, je n’ai soudain qu’une envie : pleurer, comme ces nuages maussades qui crachent au-dessus de ma tête alourdie.
Monter dans le premier train, ne pas me faire remarquer. Me cacher dans les toilettes exiguës, clandestine sans billet que je suis. Guetter le bruit des machines poinçonneuses, sortir au bon moment, et poser un pied sur le quai. Me confondre dans la masse, avancer, mais ensuite…Où je vais ? Sous un pont ? Est-ce que tout cela va m’amener quelque part ? Je retire peu à peu le voile invisible qui couvrait mon regard et me retrouve devant une réalité que je ne veux pas mienne. Là où hier, les nez rouges des clowns faisaient rire les enfants, aujourd’hui, les jambes des prostituées aguichent les clients potentiels. Certains les insultent, d’autres détournent le regard, et elles restent en marge, hors du centre, sur l’asphalte gris.
Je m’éloigne encore et me retrouve dans une impasse. Je n’ai donc pas d’autre choix que de rebrousser chemin. Mon estomac gronde. Voilà que la faim se rappelle à mon bon souvenir. Sur moi, j’ai à peine de quoi me payer un kebab, et après, plus rien. Je ne vais tout de même pas me mettre à mendier !
La nuit va bientôt draper le décor de mes déambulations. Je fonce vers la première bouche de métro, enjambe frauduleusement l’obstacle à l’entrée. Direction : la Guillotière. Là-bas, il y a des taxiphones. Je pourrai appeler pas cher. Seulement, voilà, les contrôleurs sont de sortie. Et ils ne me ratent pas. En descendant du wagon, impossible de me faufiler entre les mailles du filet.
— Votre titre de transport, Mademoiselle, s’il vous plaît.
Je fais mine de fouiller dans mes poches, mais je sais pertinemment que je n’y trouverai rien. Je prends un air catastrophé.
— Je ne sais pas ce qui s’est passé, le ticket a dû tomber de ma poche.
Le contrôleur sort son calepin
— Votre nom et votre adresse…
Je fais l’erreur de donner une fausse identité. Ridicule.
— Marie… Brisard.
— Votre carte d’identité.
— Je l’ai oubliée.
— Vous n’avez pas le droit de vous promener sans carte d’identité. Vous allez devoir nous suivre.
Je me fais escorter par des contrôleurs jusque dans un bureau étroit où ils me gardent en captivité. Je finis par tout expliquer. Mes parents viendront me chercher, en furie, mais c’est toujours mieux que de m’enfermer dehors, au fond. Ma fugue, le mauvais sang qu’ils ont dû se faire, la police qu’ils ont alertée, les cours que j’ai séchés, tout ça, ils ne me le pardonneront pas de sitôt. Dans la Twingo, l’ambiance est électrique. À la maison, les portes claquent. Sous la douche, l’eau efface les traces de mon escapade. Je m’isole dans ma chambre. Derrière la vitre, Cachou ne demande qu’à entrer. J’ouvre la fenêtre. Il entre, se pelotonne sur la couette et ronronne.

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