jeudi 12 mai 2011

Entretien avec François Lorrain (traducteur français/espéranto), réalisé par Annabelle Platon

Permettez-moi de remercier Annabelle pour cette belle mission, dont elle s'est acquittée avec promptitude et une grande intelligence…
Et, bien sûr, merci à son interlocuteur de nous faire partager cette étonnante et émouvante aventure de traduction.

***

L'espérantiste Canadien François Lorrain a révisé la dernière édition de la traduction du célèbre Petit Prince en espéranto : La Eta Princo. Il a très gentiment accepté de répondre à mes questions.

1. Tout d'abord, je voudrais savoir si vous êtes bien le même François Lorrain, l'un des auteurs des Phénomènes électromagnétiques, ainsi que l'auteur du premier livre québécois sur le jeu de go, Le go, le grand jeu de l'Orient ?
Eh oui !

2. Comment êtes-vous venu à la traduction ?
Quand on est espérantiste, on lit beaucoup de traductions en espéranto de livres écrits dans diverses langues. Inversement, il n’est pas rare qu’on doive traduire de l’espéranto vers une autre langue, pour quelqu’un qui ne connaît pas l’espéranto, ou pour un espérantiste débutant. Si de plus on écrit le moindrement, on doit aussi souvent traduire, dans un sens ou dans l’autre, une citation, un court texte, etc. La même chose se produit pour moi entre le français et l’anglais, d’ailleurs. Mais la révision de la traduction en espéranto du Petit Prince est mon premier projet de traduction d’envergure. La traduction que l’Association canadienne d’espéranto avait publiée en 1984 était épuisée depuis l’an 2000 environ. L’Association m’a demandé mon avis. Comme cette traduction n’était pas en tout point satisfaisante, j’ai conseillé qu’elle soit soigneusement révisée, et finalement on m’a confié ce travail !
Cette traduction avait été faite par un espérantiste français remarquable, Pierre Delaire, décédé en 1985, à peine un an après sa publication (voir eo.wikipedia.org/wiki/Pierre_Delaire). Il avait fait un travail dans l’ensemble magnifique, mais qui était resté ici et là imparfait.

3. Comment s'est déroulé le travail sur La Eta Princo ? Pourquoi avoir fait ce choix d'organisation ?
Phase 1. Il m’a fallu d’abord obtenir le texte de l’édition de 1984. Nous n’en avions pas de version informatique sur un support lisible aujourd’hui. J’en ai trouvé une version, pleine de fautes de frappe hélas, mise sur un site Internet par un espérantiste aussi enthousiaste que peu soigneux. J’ai d’abord corrigé les fautes de frappe en comparant soigneusement le contenu de mon fichier, mot par mot, avec le texte imprimé de 1984.
Phase 2. J’ai fait une première révision, où je ne faisais qu’insérer des suggestions et commentaires en couleur dans ce texte de 1984 laissé inchangé.
Phase 3. Premier comité de révision. J’ai trouvé deux espérantistes très compétents, un croate et un français, prêts à me seconder. Je leur ai envoyé mon texte révisé, attendant leurs suggestions et commentaires.
Nous n’avons pas fonctionné en « groupe de discussion », cependant. J’ai préféré échanger des courriels séparément avec chacun, bien que chacun connaissait l’existence de l’autre.
Nous avons beaucoup discuté et réfléchi et, après quelques mois, nous sommes arrivés à un texte final.
Phase 4. Traduire Le Petit Prince, un des livres les plus lus sur la planète, c’est un peu comme traduire la bible : on vise bien sûr une traduction fluide, idiomatique, mais qui reflète en même temps, le plus possible, les particularités de l’original. J’ai demandé la collaboration de trois autres espérantistes, une française, un anglais et un australien. Nous avons ainsi beaucoup amélioré la traduction, dont je suis finalement, dans l’ensemble, assez satisfait.
Phase 5. Mise en page à Montréal (un travail minutieux, assez considérable, étant donné le grand nombre d’illustrations), impression en France.
Ce projet constitue un exemple remarquable de collaboration internationale, grandement facilitée par l’utilisation de notre langue commune, l’espéranto.

4. Quels sont les outils que vous utilisez pour traduire ?
Dictionnaires français, espéranto-français, français-espéranto, l’excellent Plena ilustrita vortaro (en espéranto seulement) contenant de très nombreuses citations et exemples, diverses grammaires, parfois un dictionnaire de synonymes. Pour préciser l’emploi juste d’un mot ou d’une expression, j’ai souvent consulté le corpus de textes littéraires en espéranto disponible sur tekstaro.com/serchi J’ai aussi quelques fois consulté les traductions du Petit Prince en anglais, espagnol, italien, allemand, trouvées en bibliothèque ou sur l’Internet. J’ai même consulté la version latine — magnifique, soit dit en passant.
Les fonctions de recherche disponibles dans les logiciels de traitement de texte m’ont été très utiles — en particulier pour uniformiser la typographie, et pour étudier l’emploi de tel mot ou expression dans l’original, ou dans la traduction. Par exemple, Saint-Exupéry emploie quelques fois l’expression « tellement triste » ; faut-il toujours la traduire par la même expression ou non ? En comparant les différents passages où cette expression apparaît, j’ai conclu qu’elle devait toujours être traduite par la même expression espéranto.

5. L'espéranto est une langue plus facile à apprendre. Est-ce que c'est aussi une langue plus facile à manier pour la traduction ?
C’est une langue riche et souple, qui constitue pour un traducteur une sorte de paradis. Manier l’espéranto est un délice.
Par contre, il est particulièrement important qu’une traduction en espéranto soit révisée par des personnes dont la langue maternelle est différente de celle du traducteur. Cela évite que des tournures propres à cette dernière, mais plus ou moins subtilement étrangères à l’espéranto, ne se retrouvent dans la traduction.
Il existe quelques espérantistes pour qui l’espéranto est une de leurs langues maternelles, mais pour la plupart d’entre nous l’espéranto est une langue seconde, ce qui rend la traduction vers cette langue délicate ! Cette situation a en contre-partie un avantage : c’est que la langue-source de la traduction est généralement la langue maternelle du traducteur, qui de ce fait a moins de chance de mal interpréter le texte original.

6. La Eta Princo a été édité par deux associations espérantistes, les éditeurs n'étaient-ils pas intéressés par ce projet ?
Non, car le tirage est très petit. Nous avons imprimé à peine deux mille exemplaires de notre traduction, et ce stock nous durera des années ! Seul notre graphiste et notre imprimeur, qui ont d’ailleurs fait un travail superbe, ont été payés. Tous les autres, et moi de même, avons travaillé bénévolement.

7. Les lecteurs sont-ils plutôt canadiens et français, ou plutôt disséminés dans d'autres pays ?
Des espérantistes de tous les continents, mais en majorité européens, achètent notre livre. Nous vendons aussi souvent des exemplaires à des collectionneurs non espérantistes. Le livre n’est pas vendu en librairie, sauf à la librairie de l’Association universelle d’espéranto à Rotterdam. La très grande majorité des ventes se fait par Internet.

8. L'espéranto a été créé il y a 124 ans. Est-ce qu'on peut dire qu'il a évolué? Est-ce qu'il y a un espéranto du nord et du sud, et un espéranto standard ou littéraire ?
À l’usage, depuis 1887, l’espéranto a évolué et continue à évoluer, mais lentement. Des dizaines de milliers de livres ont été publiés en espéranto, sans compter les nombreuses revues, magazines, bulletins. Ajoutez à cela rencontres, réunions, congrès de toutes sortes… À travers cette activité foisonnante, qui fait de l’espéranto une langue aussi vivante que toute autre, celui-ci évolue inévitablement. Ce qui évolue, toutefois, c’est surtout le vocabulaire, peu la grammaire. Il en est de même, je crois, pour la plupart des langues.

9. Y a-t-il un texte en particulier que vous aimeriez traduire ou que vous auriez aimé traduire ?
J’ai commencé à réviser une autre traduction en espéranto, celle de quelques-uns des Contes de Noël de Louis Fréchette (auteur canadien-français mort en 1908). Un jour, j’aimerais traduire les Philosophiae naturalis principia mathematica (Principes mathématiques de la philosophie naturelle) d’Isaac Newton.

10. Traduire a-t-il fait de vous un lecteur différent ? Et si oui, quel lecteur ?
Quand je lis une traduction, je porte sur elle un regard plus méfiant qu’auparavant, car j’ai constaté très concrètement combien il est difficile de bien traduire. En plus de devoir bien maîtriser les deux langues en cause, cela demande aussi beaucoup de créativité, mais aussi de persistance. Quand je rencontre un passage difficile à traduire, cela me prend parfois des jours pour arriver à une solution satisfaisante.

1 commentaire:

la fourmi a dit…

Et maitenant, Annabelle se met à l'Espéranto? Elle initiera sa famille?