jeudi 26 mai 2011

Exercice d'écriture à 22 mains, Chapitre 11 – par Annabelle Platon

Pour mémoire : 22 mains (celles des 7 apprentis traducteurs de la promo Claude Bleton, celles de Laëtitia Sworzil de la promo Aline Schulman, celles d'Annabelle Platon, étudiante du Master 1 / parcours traduction-traductologie, celles d'Elena Geneau, professeur d'espagnol et étudiante de l'agrégation interne, et les miennes, Caroline Lepage, le « capitaine du bord tradabordien ») pour écrire une histoire de traducteur tous ensemble, chacun ajoutant un chapitre… avec de légères poussées à droite ou à gauche à chaque prise de relais. J'indique entre crochets le noms de l'auteur de chaque section.

[Caroline]
Le traducteur s'assit à son bureau et ouvrit l'enveloppe jaune : un gros et beau volume rouge et bleu de 576 pages… Il le tourna et retourna pour le soupeser (« Belle bête ») et peut-être commencer à l'apprivoiser (tel un certain chat d'un certain roman espagnol, celui-ci avait à l'évidence "un lomo servicial", très prometteur pour celui qui se décrivait souvent comme un dompteur de textes). Les engrenages de son « cerveau espagnol-français » étaient déjà en mouvement, encore un peu rouillés mais parfaitement réglés par des années d'expérience dans le métier.
[Olivier] Les dictionnaires qui peuplaient sa masse grise – bilingues, uilingues et autres comparses –, émoustillés à l'idée d'être de nouveau feuilletés, faisaient frétiller leurs pages jaunies dans une déconcertante symphonie de papier. Son moi lecteur, lui se dressait, prêt à affronter, dans un duel qu'il imaginait amical, le monstre de liber aux habits azur et magenta. À voir le livre sous ses yeux, il se remémora les nombreux doutes qui l'avaient assailli quand son éditeur lui avait proposé le travail. Oui, il ressentait l'envie d'accomplir la difficile, mais ô combien palpitante, mission de passer un texte d'une langue à l'autre. Oui, il désirait se replonger des heures, des jours, des semaines durant dans un texte, le déchiffrer pleinement et lui ôter ses habits de lumière. Oui, il aspirait à lutter, une nouvelle fois, dans un combat à armes égales, contre ses deux adversaires de toujours : Compréhension et Restitution.
Mais, le traducteur vétéran qu'il était, avait-il encore les armes qu'il fallait : cette persévérance sans limite, cette fidélité à toute épreuve, cette curiosité de tous les instants ?
Il en avait fait le pari et voilà qu'il tenait, entre ses mains, l'objet de toutes ses appréhensions et de toutes ses hâtes. Un bien bel objet au titre des plus évocateurs : « Cinco maneras de comerse un gato ». Décidément, la référence féline que son cerveau lui avait soufflée était des plus appropriées. Ce chat en question, il allait devoir, lui aussi, le croquer, le mastiquer, le digérer et l'expulser, en version française, de la meilleure façon qu'il soit. Indigeste, assurément, impossible, nullement !
L'étrangeté de ce premier contact, à la fois sensuel et carnassier, bien loin de le dégoûter, ne fit que renforcer son solide appétit. Il attrapa la couverture qui tapissait le corps du félin et se décida à parcourir les milliers de lignes que les pattes de l'auteur avaient noircies. Le moment était arrivé d'entrer dans cette jungle, de se familiariser avec les bruits singuliers qu'on y entendait, d'habituer ses yeux à cette lumière entre chien et loup et, surtout, de faire confiance à son instinct de traducteur. Son crayon à papier, en guise de machette, à la main droite, son fouet lové à la boucle de sa ceinture et une gourde pleine de café dans une des poches de son pantalon, il franchit le seuil du livre qui lui faisait face, prêt à dompter la bête sauvage.
[Caroline]
Il franchit sans ambages le cap de la couverture, de la page de garde, de la page de titre et buta sur un bel obstacle : une longue citation en exergue, avec des guillemets certes, mais sans mention du moindre auteur (« Oh bon sang, ce qu'ils sont agaçants quand ils font ça ! »). Et qu'est-ce que ça disait, en plus ?
« Sí: había alguien en la casa en quien podría reencarnarse: ¡en el gato! Vaciló luego. Era difícil resignarse a vivir dentro de un animal. Tendría una piel suave, blanca, y habría en sus músculos concentrada una gran energía para el salto. En la noche sentiría brillar sus ojos en la sombra como dos brasas verdes. Y tendría unos dientes blancos, agudos, para sonreírle a su madre desde su corazón felino con una ancha y buena sonrisa animal. ¡Pero no...! No podía ser. Se imaginó de pronto metida dentro del cuerpo del gato, recorriendo otra vez los pasadizos de la casa, manejando cuatro patas incómodas y aquella cola se movería suelta, sin ritmo, ajena a su voluntad. ¿Cómo sería la vida desde esos ojos verdes y luminosos? En la noche se iría a maullarle al cielo para que no derramara su cemento enlunado sobre el rostro de “el niño” que estaría bocarriba bebiéndose el rocío. Tal vez en su situación de gato también sienta miedo. Y tal vez, al fin de todo no podría comerse la naranja con esa boca carnívora. Un frío venido de allí mismo, nacido en la propia raíz de su espíritu tembló en su recuerdo. No. No era posible encarnarse en el gato. »
(« Drôle d'idée ! ») Bon… Il allait falloir procéder avec ordre et méthode.
[Stéphanie]
Il porta la main à sa poche, afin d'extraire la gourde et avala une gorgée de café comme pour se donner du courage. À quand remontait la dernière fois qu'il avait été effrayé par un texte ? L'avait-il jamais été ? Non, tout au plus, il avait éprouvé de l'appréhension. Il ne pouvait pas se laisser tyranniser par la crainte, au contraire, il se devait d'être conquérant. Conquérir le sens, la musique, le style... Prendre le texte à bras le corps, sonder les mots, s'en emparer, les disséquer, lire les espaces, les dits et les non-dits. Il s'arma de son crayon, son acolyte – fidèle devant l'Éternel –, celui qui avait accompagné ses premiers pas, qui avait subi son acharnement, sa persévérance, ses doutes aussi, dont il gardait des séquelles, pauvre petit bout rongé. Il le voyait à présent danser, comme possédé, esquissant toutes sortes de signes, sa propre langue ; des traits, des bulles, des notes griffonnées se dessinaient sur le papier, se mêlaient aux mots de l'auteur. Ils jouaient maintenant de concert. Lui l'écoutait, attentif, déchiffrant la partition, essayant de pénétrer les arcanes de la « bête ». L'ordre et la méthode semblaient avoir été recalés au second plan. Une fois encore, il était entré en transe, s'était laissé guider par l'engouement de la première lecture, par ce désir irrépressible de vouloir tout comprendre. Désir qu'il savait impossible à assouvir. À plus forte raison, lorsqu'il était question de réincarnation, qui plus est en chat ! Décidément, l'imagination des auteurs l'intriguerait toujours. Mais, peu importe, sa fougue était là qui le dominait. À mesure que faiblissait la cadence du crayon, il sentait l'ordre et la méthode sortir de leur torpeur.
[Perrine]
Ce premier débroussaillage était un soulagement, certes, mais la mission était bien loin d’être pleinement accomplie. Il fallait à présent pénétrer l’esprit de l’écrivain de fond en comble, démêler les lignes du texte, de la première à la dernière, de façon ordonnée, réfléchie, posée. Premier objectif – et non des moindres – : s’attaquer à cette étrange citation. Après quelques brèves recherches sur cet outil sublime, cet instrument magique, Internet, il découvrit, non sans surprise, que l’auteur de ladite citation n’était autre que le maître Gabriel García Márquez. Il ne put s’empêcher d’esquisser un sourire en repensant à l’un de ses anciens professeurs de l’université qui avait rédigé sa thèse sur cet auteur-là et qui, un jour, avait proposé à l’ensemble de la promotion de traduire un texte surprenant sur les diverses façons de mourir dans un ascenseur. Il avait même l’impression d’entendre sa voix, tout près, comme si elle planait au-dessus de sa tête, disposée à le mettre en garde : « Le texte, le TEXTE ! ».
Il se remémora les nombreux conseils qu’il avait pu recevoir au cours de cette année de formation, en particulier celui de ne pas se lancer dans la traduction d’une citation sans avoir vérifié son éventuelle existence. Il se mit à fouiller dans les abysses des toiles virtuelles en quête d’une traduction officielle de la nouvelle « Eva está dentro de su gato », dans laquelle apparaissait le passage tant redouté. Bingo ! Le recueil de nouvelles Ojos de perro azul avait été traduit en français. Il fallait s'en douter. Il sentait qu’il commençait à dominer l’animal, à avoir de plus en plus d’emprise sur sa férocité, sa singularité, sa hardiesse. Il se délectait de ces instants de victoire, de ces coups de cravache, si fréquents et si réticents à la fois. Sa frénésie repartait alors de plus belle ; il se voyait chevaucher la bête, la caresser dans le sens du poil, l’amadouer avec son crayon et son clavier. Il ne lui restait désormais qu’un seul souhait à exaucer : ne former plus qu’un avec le livre. Pour ce faire, il devait passer à la seconde étape, qui consistait en la réincarnation qu’il avait jusqu’alors mise à l’écart, guettant le moment propice pour cette transformation.
[Caroline]
(« Hop, hop, hop… Voilà qu'ayant enfourché le félin pour filer tout cuirassé et solidement armé vers la première page, le texte enfin !, j'en oublie l'essentiel… ») Hé oui, car une fois la citation de cette « Eva está dentro de su gato » repérée (« tiens, quel est le titre français de la nouvelle, d'ailleurs ? Et qui l'a traduite ? Euh… cette fois, vais-je résister au vice du contrôle du travail de cet autre traducteur en comparant V.O. et V.F., jaloux que je suis de ne pas avoir traduit ce texte-là aussi ? »), il allait falloir décider qu'en faire. La laisser en espagnol, comme un gros pâté incompréhensible, ou mettre la traduction ? Trancher ne lui prit qu'une seconde ; c'était l'évidence et il n'y avait pas à hésiter : la marge péritextuelle serait inutile et presque encombrante sans sa version française alors qu'elle devait au contraire jouer un rôle de premier ordre, irriguer l'histoire à venir de son sens et même presque de son sang. (« Oui, d'accord, mais l'ai-je, moi, ce Ojos de perro azul. Je vais vérifier et au pire, j'enverrai un petit mail à C.L., qui doit bien l'avoir dans sa bibliothèque » ?)
[Vanessa]
Combien de fois le lui avait-on répété ? Aussi régulièrement et avec autant d'attachement que tu arroses une plante, inlassablement, tu dois entretenir ton réseau. (« C'est vrai... Même après toutes ces années, je me surprends encore à solliciter l'aide de mes pairs. J'avoue y avoir pris goût, et je ne vois pas pourquoi je resterais seul à mon bureau alors que voilà un os bien difficile à ronger, c'est idiot ! ») La réponse de la traductrice ne se fit pas attendre ; elle détenait les deux exemplaires, la V.O. et la V.F. « Ève à l'intérieur de son chat » était la troisième nouvelle du recueil Des yeux de chien bleu, traduit en 1991 par Annie Morvan (dans l'édition que possédait C.L.). Sans difficulté, elle avait repéré ladite citation dans le texte qu'elle connaissait par cœur, et lui avait recopié l'intégralité de la traduction officielle dans le mail. (« Bon, me voilà déjà bien avancé ! Mais... je ne comprends toujours pas pourquoi ils n'ont pas donné plus de précision autour de l'épigraphe. C'est certainement la volonté de l'auteur... Envelopper son texte de mystère... À moi d'en trouver la clé. Pas si simple ! ») Résistant à la tentation d'examiner la traduction déjà réalisée, le traducteur se mit à la lire attentivement, sans le moindre regard pour l'espagnol : « Il y avait dans la maison quelqu'un en qui se réincarner : le chat. Elle hésita. Il lui était difficile de se résigner à vivre à l'intérieur d'un animal. Son poil serait doux et blanc, et dans ses muscles, à l'instant du bond, se concentrerait une énergie nouvelle. La nuit, elle sentirait ses yeux briller comme deux braises vertes et découvrirait des dents aiguisées et blanches lorsque de tout son cœur elle adresserait à sa mère un bon et un large sourire animal. Non. C'était impossible. » Outre le rapport avec le chat, qui était évident, il lui vint à l'esprit que ce bloc de phrase, extrait d'un texte pour avoir sa vie propre, devait jouer le rôle de « parent » pour l'histoire qu'il avait à traduire. Quel message la citation délivrait-elle ? En somme, tout cela était plutôt hermétique. Il fallait prendre les choses en mains. Il décida de lire la nouvelle originale entièrement. (« Qui a dit que le traducteur se contente d'aligner mécaniquement des mots dans sa propre langue ? Et dire que je n'ai même pas encore pénétré à l'intérieur du texte... Ça promet ! ») Il garda un sourire aux lèvres pendant toute la lecture. Il était en train de lire un de ses auteurs préférés, et si, un peu plus tôt, il ne connaissait pourtant pas ce recueil, il venait d'y retrouver certains mythes chers à García Márquez ; il reconnaissait là son imagination débridée, et goûtait pour la énième fois le voyage littéraire auquel le conviait l'écrivain colombien. (« L'intertextualité me passionne toujours autant ; au fond, ça doit être pour ça que j'exerce ce métier. ») « Elle s'imagina soudain dans le cœur du chat, en train d'errer dans les couloirs de la maison, de mouvoir quatre pattes encombrantes tandis que sa queue s'agiterait d'elle-même, sans rythme, indépendante de sa volonté. Comment serait la vie derrière ces yeux lumineux et verts ? La nuit, elle miaulerait vers le ciel afin qu'il ne déverse pas son ciment lunaire sur le visage de « l'enfant » étendu sur le dos, absorbant la rosée de ses lèvres entrouvertes. Une fois changée en chat peut-être aurait-elle toujours peur et ne pourrait-elle pas, de sa bouche carnivore, dévorer l'orange. Un frisson glacé, surgi des profondeurs, des racines mêmes de son esprit, parcourut sa mémoire. Non. Se réincarner dans un chat était impossible. » C'était l'histoire de l'âme d'Ève, qui, enfin libérée de son corps, se retrouvait seule, piégée dans sa maison ou dans les Limbes, comme on voudra ; elle décidait alors de s'incarner dans un corps, seule issue possible à cette troublante brèche entre la vie et la mort, mais l'unique corps qui pouvait faire l'affaire, c'était celui du chat, et cela ne lui convenait pas, non, vraiment, cela ne lui convenait pas. Le flou qui entourait la citation n'était donc pas là par hasard. Maintenant que le traducteur en avait retiré la quintessence, qu'il l'avait pressée comme une orange, il allait pouvoir s'atteler à délier un à un les fils tissés ensemble du texte et de son apparat savant. Il sentait l'échine du félin plus docile encore, presque sublimée par le péritexte. Enfin, il se trouvait prêt à passer la frontière du texte.
[Caroline]
L'espace d'un bref instant, il songea que lui-même, en tant que traducteur était peut-être comme cette Ève, première femme / premier lecteur français de ce texte avec lequel il allait devoir cohabiter, seuls au monde, premier couple, pour quelques mois, en essayant de ne pas le trahir pour ne pas le faire condamner à l'éternelle malédiction du dédain du Dieu lecteur… et peut-être lui fallait-il, à lui aussi, prendre la décision à chaque nouveau roman de savoir s'il allait accepter la réincarnation dans l'histoire d'un autre… Que lui réservait celle-ci ? Une souris ?
Il tourna la page :

Capítulo 1
El gato que está triste y azul

(« Pas possible ! ») Après tout, c'était de sa faute… Ne s'était-il pas attiré le mauvais œil en se moquant du chat au "lomo servicial" de Carlos Ruiz Zafón ? Une intuition lui traversa l'esprit et un filet de sueur descendit le long de sa colonne vertébrale… Il attrapa le volume à pleines mains et tourna rapidement les pages.

Capítulo 2
El gato viudo

Est-ce que…

Capítulo 3
Duetto di due gatti

C'était bien cela ! Tous les chapitres – tous jusqu'au dernier, le vingtième – avaient un titre contenant le mot "chat"… Mais de quoi s'agissait-il, au juste ? De morceaux de phrases ? De formules magiques ? De titres ? Mais de titres de quoi ? Soucieux de ne pas commettre d'erreur qui le discréditerait auprès de la profession, il revint à son clavier et pianota :
http://www
[Auréba]
http.google.com
Il traîna ses guêtres sur les mailles de la toile et, de clic en clic, fut saisie par d’émouvantes voix mi-félines mi-humaines. Les plus envoûtantes et inquiétantes étaient celles de deux jeunes sopranos qui se donnaient la réplique. Miaou, disait le blond. Miaou, répondait le brun, en étirant les voyelles comme du chewing-gum mou. C’était original, drôle, fascinant et triste. Il ferma les yeux et se laissa hypnotiser jusqu’à sombrer dans les abysses de l’hémisphère droit de son cerveau. Il se vit soudain entouré de ses camarades d’enfance, vêtus de leur aube, une croix de bois autour du cou, chantant en chœur le Stabat Mater de Pergolèse. À onze ans, il ne se doutait alors pas que des années plus tard, devant un pavé de feuilles gros comme un matou, il se remémorerait avec délice cette merveilleuse après-midi où son professeur de chant l’avait emmené pour la première fois, avec toute sa classe, dans une église romane pour lui faire mesurer la puissance de sa propre voix. Aujourd’hui, il n’était que l’écho de la voix d’autrui. Une voix plurielle qu’il avait pour mission de faire résonner de l’autre côté du chambranle de la porte où il était resté posté, à écouter les histoires de toutes sortes de chats plus ou moins larmoyants et plus ou moins sémillants. Il se demanda alors si à l’instar des titres, le contenu des chapitres avait de près ou de loin un rapport avec la musique ou les chats.
[Note du démiurge :
Pour complément d'information : Duetto di due gatti (Rossini)]
[Caroline]
Bien, bien… mais il allait falloir qu'il résiste au charme hypnotisant qui se dégageait de ce livre et de sa meute de chats, sous peine de se laisser sans cesse déborder par les émotions et les souvenirs… et (« ô sacrilège ! ») de ne pas terminer sa traduction dans les délais (les trois mois de rigueur). (« Oui, reprenons-nous », se gourmanda-t-il. « Quand je pense qu'on accuse les traducteurs de traduire faute d'imagination pour écrire eux-mêmes… »). Donc, après vérification, il apparaissait que chaque titre de chapitre était un titre de chanson. La question était à présent de savoir qu'en faire : les traduire ou les laisser en espagnol ? Mais alors, notes ou pas notes ? Pour l'italien, c'était plus simple…
(« Allez, mon vieux, au boulot ! »)
[Alexis]
Les notes de bas de page, voilà bien un autre défi, une autre histoire.
(« Autant dire que j’aurai toujours à faire à elles, au hasard d’une ligne, au coin d’un mot, comme on croise ses amis ou ses ennemis dans la file à la boulangerie. Sauf que je veux m’en débarrasser, je ne souhaite pas les avoir dans les pattes continuellement. Je porte la tasse de café à mes lèvres et absorbe, telle une éponge, les yeux fixant l’ampoule vacillante au plafond, l’énergie que me transmet le liquide amer. Bien sûr, il y a bien des chansons, en français, qui utilisent le mot chat dans leur titre. Il est d’ailleurs fort judicieux le conseil que nous donnent tant de traducteurs et d’auteurs : « Vivez ! », car là, c’est mon expérience qui va m’aider à trouver une échappatoire à ces notes qui foncent sur moi. Et une fois encore, ouvrir les portes de ma mémoire à ces chansons va faire émerger toute une partie de mon enfance. En repensant à la chanson « Le Chat de la Voisine », de Yves Montand, je me rappelle ma grand-mère qui me préparait un succulent ragout et se moquait de moi en disant que je faisais comme ce chat : « Tu manges la bonne cuisine et fais tes gros ronrons sur un bel édredon dondon ». L’espace d’un instant, à l’évocation de ce souvenir, je laisse échapper un éclat de rire. Je suis seul dans mon fauteuil, seul devant mon ordinateur, seul face à toutes ces pages, seul face à ces 20 chats et je rigole. Je rigole et je suis ému. Qui a dit qu’un traducteur ne s’amuse pas dans son travail ? Encore quelqu’un qui ignore tout de notre métier. Freddy Mercury se fraie un chemin au beau milieu de ce labyrinthe de pensées, lui qui avait dédié son album Mr. Bad Guy à tous les amis des chats dans le monde entier. Je fronce les sourcils, le travail continue. Mes os craquent, j’ai besoin de m’étirer. Mon dos s’arrondit, mes yeux s’habituent à la faible lumière de l’écran et de cette ampoule agonisante. Je m’imagine transformé en chat. Sûrement « Le Chat Noir » chanté par Aristide Bruant. Tiens, voilà un autre titre. Peut-être pourrais-je utiliser « Tout le Monde veut devenir un cat » des Aristochats, que je regardais quand j’étais petit. Une après-midi, la pluie frappait les carreaux, le vent s’engouffrait dans les manteaux mais moi, 39°C de fièvre, j’étais resté sous la couverture, devant le film, avec une tisane au miel, ma maman près de moi. Quelques années plus tard, alors lycéen, et emporté par la fougue de la jeunesse et l’ivresse d’un amour, je prenais Adrien par la main et l’entraînais sur les toits pour nous trouver un coin rien qu’à nous et observer les étoiles. Il me chantait Juliette Gréco, « Lorsque J’étais Chat » : « Je me souviens des sarabandes infernales… sur les toits de Paris » puis nous rigolions et oublions tout ce qui nous entourait. Quand j’étais étudiant, je m’étais trouvé un petit job pour payer mon voyage en Égypte et à Istanbul (encore des destinations où les chats se comptent par milliers – tiens, était-ce un signe ?). J’étais serveur dans un bar miteux, un vieil endroit insalubre arrangé dans une cave. La musique était assourdissante, les basses mal réglées. Un soir, j’avais renversé le bac à glaçons dans le décolleté de Madame Suzanne, la patronne. Alors que les enceintes crachaient « La Métamorphose de Mister Chat », interprété par le groupe Dionysos, on me mettait à la porte sous une avalanche d’insultes et d’humiliations publiques. Ce n’est pas moi qui ai écrit ce roman, mais ce sont bien mes souvenirs qui envahissent mon esprit. Ce détail me fait sourire. Confortablement enfoncé dans le dossier de mon fauteuil, sans bouger mon dos, je tends le bras jusqu’au bureau pour prendre ma tasse de café. Hé zut ! Elle m’a échappée et maintenant une énorme tache noire colore le sol ; cela me rappelle la chanson de Renaud, « Le Petit Chat est Mort », dans laquelle un chat tombe du toit en voulant attraper un moineau. Tout en essuyant grossièrement le café sur le carrelage blanc, je me rends compte que je suis à court de titres. Enfin, j’ai quatre titres supplémentaires, par Claude Nougaro, Téléphone, Pow woW ou Brigitte Fontaine. Le problème ? Ils s’intitulent tous Le Chat. Je sens que la nuit va être longue…
[Caroline]
Il en était là de ses réflexions – qui, une fois de plus et en dépit de ce qu'il venait de se promettre à lui-même, l'avait éloigné de l'ici et maintenant, les pages du roman à traduire, l'ouvrage du brave petit artisan qu'il était et assumait d'être, pour le faire glisser sur la pente de la rêverie (« Heureusement que personne ne se doute de ma façon de procéder… Hop, mon esprit vagabonde et je ne cesse plus de me contempler moi-même dans le miroir du texte d'autrui… Mes souvenirs, mes sensations, mes goûts, MOI, MOI, MOI… Ils envahissent tout à l'heure où je devrais au contraire faire table rase de ce que j'ai été, de ce que je suis et de ce que je serai… alors que je devrais offrir un territoire vierge pour y recevoir l'autre-auteur et parler à un autre-lecteur… Un agréable dialogue inventé avec l'auteur et dont je me nourri, mais qu'il m'est interdit à cette étape-là de mon travail… Péché que de penser et d'agir comme si on ne me parlait qu'à moi… comme si on m'invitait à un voyage privé à partir d'une poignée de mots que je serais seul à comprendre et à avoir le droit de posséder… Danger ! On aurait vite fait de conclure à l'égocentrisme du traducteur, toujours prompt à oublier les impératifs de son métier, au bénéfice de ses propres histoires et de ses propres fantasmes et autres réminiscences intempestives ») – quand soudain, une voix tonitruante déchira le ciel de sa boîte crânienne : « La traduction n'est pas une adaptation ! Souvenez-vous de cette règle d'or. Pourquoi pas l'EDF au Canada et de l'andouillette au Pérou pendant que vous y êtes ? » C.L. était catégorique sur le sujet. Défila dans son esprit les colonnes de ses copies couvertes de rouge quand il ne respectait pas ce pacte-là. Oui, tout marri, il ne peut que se rendre à l'évidence : il s'était laissé prendre au piège du franco-centrisme et en avait oublié que sa mission était la transmission de l'imaginaire intime et collectif d'un autre… un autre étranger… à qui Montand, Greco, Bruant, Fontaine, Nougaro et les autres n'évoquaient rien ou pas grand-chose – pas plus à lui qu'à ses lecteurs dans son pays d'origine. Bien sûr que non, il ne fallait pas remplacer les chansons espagnols et latino-américaines par des chansons françaises ou en français ; le lecteur paierait pour être loin de chez lui, pas pour qu'on déplace son petit monde à l'autre bout de la planète. Le mieux était de ne pas traduire et d'indiquer par une brève note au départ que tous les titres des chapitres étaient des titres de chansons (éventuellement, il pourrait mettre quelques informations sur chacune à chaque fois – « Tiens, il faudra que je demande son avis à l'éditeur »). Pour l'italien, il ne traduisait pas non plus, évidemment… car le lecteur français devait savoir que dans l'original, c'était également de l'italien…
(« Je vais régler tout de suite la question en écrivant un mail à l'éditeur »)
[Laëtitia]
« Mon cher Polymère,

Je commencerai tout d’abord par attirer ton attention sur un détail horripilant – oh, trois fois rien – qui nourrit en moi depuis des années la même interrogation : ne crois-tu pas qu’avec un prénom pareil tu étais peut-être promis à un autre destin ? Cette idée ne t’a-t-elle jamais effleuré ? Parce que, décidément, quand on s’appelle ainsi, l’édition, ça ne fait pas sérieux ! Ne crois-tu pas que tu aurais mieux fait de délaisser les lettres hispaniques pour tenter ta chance ailleurs, je ne sais pas, moi, dans des sphères plus… chimiques : par exemple, les plastiques ? Bon, tu m’objecteras que ce n’est pas la question… Venons-en donc à l’objet principal de ma lettre : ce livre que tu m’as donné à traduire ou, pour l’énoncer plus clairement, cette histoire absurde de réincarnation en chat. Avoue que tu te moques du monde ! Choisir parmi tant de projets assurément prometteurs un sujet aussi improbable ! Tu le fais exprès, ma parole ! Est-ce que tu as conscience, au moins, des abyssales contrariétés que, par ta faute, je vais devoir endurer ? M’imposer pendant des journées entières la compagnie de ces insupportables minets ! Et encore, je pèse mes mots ! Parce que, déjà, c’est fourbe comme bestiole : ça passe son temps à te lorgner bizarrement du coin de l’œil sans que tu parviennes à percer les mystères de ce regard torve dans ton dos. Oui, parfaitement ! Crois-en mon expérience, il s’agit d’une sensation fort désagréable… Sans parler des coups de pattes intempestifs que te décoche l’animal lorsque tu as le malheur de t’y frotter d’un peu trop près. Par ailleurs, c’est tout ce qu’il y a de plus capricieux. Rentrer et sortir – l’incessant tandem –, réclamer à manger puis snober inexplicablement sa gamelle, se lover méticuleusement dans une couverture pour bondir tout aussitôt : voilà à quoi notre félidé s’emploie. Et j’ose à peine évoquer le pire : ses desseins sont essentiellement vénaux. Tu remarqueras que môsieur ou madâme Chat ne daignera regagner le logis que poussé(e) par les affres d’une faim dévorante. Et s’il ou elle te gratifie de quelques miaulements impérieux ou traîne amoureusement dans tes jambes, détrompe-toi, ce n’est pas ta petite personne qui l’intéresse, ah ça non, pas le moins du monde : seule sa panse criant famine meut véritablement la bête. Mais ce n’est pas tout. J’ajouterai une ultime récrimination : incroyablement paresseux avec ça ! As-tu déjà comptabilisé le nombre d’heures qu’un matou-en-pâte passe impunément assoupi. In-cal-cu-la-ble ! De toute façon, a-t-on jamais entendu prononcer les expressions « chat de berger », « chat de garde », « chat d’aveugle » ? Non ? Hé hé, on se demande bien pourquoi. Notre pauvre ami ne semble pas, comble du comble, avoir inventé la poudre… Voilà ce que j’en dis ! Alors, se réincarner en chat, merci bien ! Un beau désastre, oui ! Ha ha, je ne suis pas payé pour être complice d’idées aussi farfelues ! Tiens, « payé », encore un mot qui fâche. Un désaccord supplémentaire, vieux grigou, dont il faudrait qu’on parle… »
Driiing ! La sonnerie stridente de son portable retentit : « Polymère » s’affichait en gros caractères réprobateurs sur l’écran. En un clic de souris, la lettre finit sa courte existence dans la corbeille. De sa main tremblante, il saisit l’appareil. « Ouiii… », parvint-il à lâcher d’une petite voix coupable.
[Julie]
— Allô, Chaques ?
— Ouiiii ? – répondit Jacques, encore un peu honteux.
(« Et cet accent bourgeois, quelle horreur ! Il faudra tout de même que j’ose lui dire ce que je pense de lui un jour… »).
— Chaques, j'aimerais que vous me disiez où vous en êtes dans la traduqchion. Ch’est que, vous voyez, les temps chont durs et… Che me demandais chi vous aqchepteriez de… J'aurais besoin du texte deux chemaines avant le délai prévu, Chaques…
— Mais, euh, vous me prenez au dépourvu. Je n’ai pas encore commencé… Et niveau financier, on ferait comment ?
— Bien chûr, je cherais obligé de vous ôter quelques jeuros. Une chomme modique, ne vous en faites pas. Les temps chont durs, che vous l’ai dit.
(« Mais quel rat ! Il veut me voler en plus ! Mais j’ai besoin de ce boulot… Vieux dégénéré, je vais encore devoir marchander… »).
— Polymère, je connais mes droits, vous savez. Le contrat a été signé. Et puis, deux semaines avant ça signifie que je fais une croix sur quelques jours de répit. Je n’aurai même pas le temps d'une pause avant de vous rendre ma version pour les épreuves. Vous qui tenez tant au texte, vous me comprenez, non ?
— Chaques, écoutez, nous parlerons de chela de vive voix. Les chous vous chavez, cha va, cha vient…
— Oui, bien sûr…
(« Mais je préfère quand ça vient, espèce de charlatan ! »).
— On m’appelle, Chaques… Vous aviez des quechtions ?
— Oui ! Euh, c’est délicat. Vous savez, les chapitres… Ils commencent tous par des titres de chansons. Je me demandais si vous accepteriez que je les laisse tels quels et que je rédige une toute petite note de traducteur en début de l’ouvrage. J’y expliquerai ma démarche très succinctement, ne vous inquiétez pas, et je pourrais raconter très rapidement le contexte de chaque chanson…
— Chaques, vous chavez, je ne suis pas adepte des notes exchplicatives…
— Oui, bien sûr, mais ce ne sont pas des notes de bas de page. Et puis, ça ne gêne pas la lecture. Vous savez, le lecteur a besoin de voyager, c’est pour cela qu’il achètera ce livre. Je ne peux pas traduire les titres, cela n’aurait aucun sens.
— N’èche-pas une fachon d’avouer votre faiblèche, Chaques ?
— Ma faiblesse ?
(« Non mais il se prend pour qui, lui ? Il traduit même pas et il se permet de tels propos ? On aura tout vu… »).
— Écoutez, Chaques, vous me comprenez. Nous chommes du même monde vous jé moi. Mon ami, chuivez mes concheils. Pour chette note, ch’est d’accord mais chuste pour chette fois. Che ne peux trop rien dire, che vous raccourchit décha les délais. En tout cas, chuivez che concheil : Mettez-vous dans la peau du personnage. Choyez chat Chaques. Vivez chat, rechpirez chat. Les chats chont vos chamis, Chaques. Allez, che file. Ma femme m’appelle et Dieu chait si elle peut être pejante parfois. Mais vous devez chavoir de quoi che parle.
(« Oh, oui. Plus que tu ne le crois espèce de fou…).
— Au revoir, Chaques. Che vous rappelle bientôt !
Jacques raccrocha, dépité. Il avait eu l’autorisation de rédiger cette petite note explicative, ce qui lui ôtait une grosse épine du pied. Mais pour le reste… Se mettre dans la peau d’un chat, quelle idée… (« Je suis allergique, en plus ! »). Le calvaire de Jacques ne faisait que commencer. Mais il éprouvait tout de même du plaisir dans la souffrance. Sensation bizarre…
[Caroline]
(« Et cette note, je vais même la faire sur-le-champ, tiens ! Rien que pour prendre ma revanche… Non mais… ! »)
Insertion… clic… Menu déroulant… clic… Note de bas de page… clic.
1. Tous les titres des chapitres sont des chansons du répertoire hispanophone – sauf celui du chapitre 3. El gato que está triste y azul (Roberto Carlos) / Le chat triste et bleu (Ndt).
( « Voilà ! »)
Et il commença, enfin, à traduire. Ce jour-là, il se sentait inspiré… Oui, car le traducteur aussi a ses bons et ses mauvais moments. Une page, deux, trois, quatre. Bilan respectable pour une première journée. Les phrases s'enchaînaient sans trop de difficulté. Mais il savait que d'autres seraient moins dociles, certaines franchement rétives, voire carrément hostiles et qu'il lui faudrait batailler – pour trouver le bon mot, la tournure adéquate ou, plus délicat encore, la syntaxe parfaite. C'est cela… : les phrases étaient comme des chevaux. On se promenait tranquillement sur leur dos. Il arrivait même que l'homme et la bête ne fassent plus qu'un. Sentiment de maîtrise absolue. Quand soudain, elles se cabraient et refusaient de se laisser dompter…, menaçaient de vous envoyer par terre et de vous piétiner. On avait beau changer, rechanger, rerechanger…, ça n'allait toujours pas. Peut-être qu'en les disant à voix haute. L'homme qui murmurait à l'oreille des phrases ? Bof. Tant pis, il avancerait, remettrait le problème à plus tard. À la différence d'autres traducteurs, lui n'était pas du genre à s'appesantir trop longtemps lors de son premier jet. Quand ça ne parlait pas, il refermait le fragment dans une chambre de silence ; « En travaux ». Il aimait avancer à grandes enjambées, distribuant des coups de machette brutaux dans cette matière textuelle touffue…, qu'en effet, il débroussaillait sans beaucoup de nuance. Il préférait procéder ainsi : avancer tout droit et sans à peine se retourner, satisfait, et même presque soulagé, seulement quand il était arrivé au bout, quand le texte français lui apparaissait enfin comme un tout, stocké quelque part dans son ordinateur. Et donc déjà un peu à lui. Certes c'était encore une espèce d'horrible monstre qu'il avait engendré là (« Si les gens voyaient ça ! »), mais il savait que la bête sortirait progressivement de sa gangue de laideur… et qu'une fois le processus achevé, il pourrait partir fièrement dans le monde. Car il faudrait bien le laisser prendre son envol à un moment ou à un autre. Qu'il était ardu de déterminer quand c'en était fini, quand il était nécessaire de se résigner à ne plus rien ajouter, à ne plus rien retrancher… de comprendre que continuer ne pourrait que fissurer la toile et lui faire perdre son bel équilibre. Mais avant cela, il y aurait de nombreuses étapes à franchir, jusqu'à 10 lectures, ce qu'il appelait les couches, avec chacune ses propres enjeux : revoir les dialogues, ensuite le rythme, après les descriptions… finalement la première page (toujours si difficile à mettre en place pour l'auteur… et donc, d'autant plus difficile à traduire – double lancement).
Le lendemain matin, il reprit sa course… jusqu'à ce qu'un obstacle se dresse sur sa route.
(« Bon sang, mais qu'est-ce que c'est que ce truc… ? »)
[Elena]
(« más perdido que cubano en la neblina » ?????????)
[Caroline]
Mmmmhhhhh… « Más perdido que turco en la neblina », d'accord, mais « más perdido que cubano en la neblina », non. Il eut beau chercher, chercher, chercher encore, demander aux uns et aux autres s'ils connaissaient cette expression… Rien ! Il était bredouille et fébrile, traînant son impuissance partout où il allait, dormait avec, comme s'il était coupable de quelque faute, incapable de reprendre le cours normal de sa vie, littéralement obsédé. Que signifiait donc cette récupération/appropriation de l'expression ? Fallait-il y voir un sens particulier ? Un clin d'œil à l'auteur cubain Padura Fuentes, dont le dernier roman était intitulé La neblina del ayer ? Il est vrai que celui que la critique avait tôt fait de considérer comme « le médecin légiste du catrisme » était depuis belle lurette maintenant perdu dans les brumes d'une Havane de rêve et de fantasme… mais dans sa phrase à lui, ça n'avait pas de sens. Ou alors était-ce une simple coquille ? Pour la énième fois, il reprit le début de la page et lu :
[Elena]
« Manuel se sentó a la sombra del paraíso sombrilla. Era el árbol que daba la mejor sombra y la más fresca en esa época del año. El verano estaba empezando con su cuota de calor, de mosquitos y de resolanas. Tenía en la boca una ramita de gramilla seca que masticaba sin ganas. Ya empezaban las especulaciones sobre la lluvia; la sequía amenazaba, las inundaciones también, como si no hubiera nunca punto medio para esos parajes. Vivir en esa zona era cuestión de resistencia física, nerviosa y económica porque se perdía y se ganaba todo en cuestión de días. Era precisamente una de esas siestas de sol de fuego, en las que uno no tiene ganas de dormir porque está demasiado agobiado por el calor. Su hermano se sentó a su lado buscando conversación. Les gustaba charlar durante horas, contarse los minutos inocentes que habían vivido separados durante la semana. Los domingos se iban siempre igual. El almuerzo preparado desde temprano. La música de la radio que alternaba valses, tangos y alguna que otra canción de moda con noticias de último momento que nadie escuchaba realmente. Las idas y venidas de su madre en la cocina estirando la masa para los tallarines caseros. Caracoleaba el aroma de la salsa de tomate y penetraba por la nariz y se instalaba en la boca. Los domingos eran definitivamente largos, interminables. Había tiempo para hacer y deshacer el mundo. Manuel se puso a pensar en lo que la maestra les había contado esa semana. Las clases de la maestra de quinto eran cuentos fantásticos que él tendría ganas de aprenderse de memoria para siempre. La señorita Olga les contaba cosas que no existían en su imaginación hasta ese momento. Esa semana habían hablado de geografía.
— Che, Juan, ¿vos sabés que existen países en los que hablan otras lenguas?
— ¿Cómo otras lenguas, de qué hablás?- preguntó Juan desde sus cuatro años apenas cumplidos.
Manuel ni siquiera se dio cuenta de que su hermanito no entendía nada. Le contó con lujo de detalles que en Inglaterra se hablaba inglés y en Francia francés. Dicho de ese modo, a Juan le pareció lógico. Pero seguía sin entender en qué consistía eso de hablar diferente, y menos aún, qué sentido tenía la existencia de otras lenguas si a él con el castellano le bastaba y le sobraba. Le sobraba tanto que todavía le costaba decir algunas palabras, como si los días vinieran cargados con su cuota de dificultad lingüística. Cual no era su frustración al descubrir ahora, así de golpe y porrazo que encima en otros lugares se dedican a complicarse la vida comunicando de otra forma. A Juan le costaba mucho imaginarse cómo hablaban los franceses. Decididamente su hermano mayor estudiaba cosas que a él lo dejaban siempre boquiabierto y más perdido que cubano en la neblina. La semana pasada había pasado horas y horas tratando de caminar como el hombre en la luna y ahora iba a tener que pronunciar palabras torciendo la boca como si le doliera el estómago. »
[Caroline]
(« Décidément, ça doit être une coquille ! Le plus logique, en effet. Oui, mais et si je passe à côté de quelque chose d'essentiel ? ») La décision à prendre était claire : coquille ou pas, le mieux était de se tourner vers l'auteur et de lui demander ce qu'il en était. Mieux valait cela que de prendre le risque de commettre une bourde et de se ridiculiser. Polymère lui donna l'adresse mail.
Mail… clic… Nouveau message… clic…
[Annabelle]
Une fois le message envoyé, Jacques s'enfonça dans son fauteuil, une nouvelle tasse de café à la main. L'attente risquait d'être longue... Quelle heure pouvait-il bien être là-bas ? Jamais il ne s'était posé cette question, il préférait ne pas penser à l'enveloppe charnelle des auteurs, ou plutôt à celle de « ses » auteurs. Pour lui, l'auteur ne pouvait être ailleurs qu'au tréfonds des pages de ses œuvres. Il apercevait parfois au détour d'une ligne, se glissant par un o, son image renversée comme sur le papier calque des chambres noires qu'il fabriquait, enfant, pendant que le fameux ragout de sa grand-mère finissait de mijoter.
Il souhaitait presque ne pas recevoir de réponse car il craignait plus que tout le désaveu ou le mépris de celui dont il allait livrer le texte aux lecteurs francophones. (« Secoue-toi, mon vieux ! , s'écria-t-il soudain, c'est pas en rêvassant que ça va avancer ! »). Il se replongea donc dans son travail, à la recherche d'indices pouvant l'éclairer et révéler enfin la cohérence de cet ensemble chaotique. Il sentit qu'il lui fallait absolument revenir à ces horribles chats. Peut-être étaient-ils la clef de ce mystère ? La douce sonnerie de sa boîte aux lettres électronique interrompit sa réflexion. C'était l'auteur...
« Estimado señor traductor, […] No es una errata. […] Le deseo mucho ánimo... ». Le style était on ne peut plus concis, le ton légèrement ironique mais pas désobligeant. Désappointé de cette absence d'explication, il était toutefois rassuré par l'attitude pacifique, quoique peu coopérative, de son interlocuteur virtuel. Il se saisit du livre, le titre étincelait sur la couverture. Et s'il y avait un double sens... (« Gardons le titre pour la fin et revenons à cette fausse coquille, ce n'est pas le moment de se disperser, se dit-il – tout en ayant conscience de sa confusion. Bon, n'oublions pas qu'il s'agit d'enfants. Ici le narrateur est placé du côté du plus jeune, il peut très bien vouloir illustrer sa candeur en adoptant ses mots. Par exemple, si le petit confond deux expressions comme « Estar perdido como turco en la neblina » et « Más se perdió en Cuba » … Ou alors... »).

La suite au prochain numéro !

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