samedi 14 mai 2011

Un texte d'Olivier Marchand

Le texte d'Olivier écrit dans le cadre de l'atelier d'écriture de Stéphanie Benson.

La moquette absorbait le bruit des pas et le silence qui régnait n'était que plus oppressant. Les yeux fixés sur la porte de son appartement, Hans avançait dans le couloir, marchant sans entrain, sans énergie, sans vie. Âgé de 37 ans, il était ce que l'on peut appeler un homme lambda. Comptable dans une agence de Berlin depuis 12 ans, il avait vécu seul jusqu'à la semaine dernière. Depuis sept jours en effet, il partageait son appartement avec quelqu'un. Malheureusement, il n'avait rien en commun avec l'Autre. Ensemble, ils ne partageaient que conflits, éclats de voix, et cris. Une grande inspiration avant d'insérer la clé dans la serrure. Prêt à se lancer dans le combat quotidien qui l'opposait à l'Autre. Chaque jour, ou plutôt chaque nuit qui passait laissait son empreinte sur son visage. Dans son lit, là où il aurait dû retrouver les paisibles bras de Morphée, les images cauchemardesques l'assaillaient. Les épreuves que lui imposait l'Autre depuis une semaine le défiguraient : des cernes étaient venus ternir l'éclat de ses yeux verts qui, autrefois, ravissaient le sexe féminin, et un masque de fatigue avait recouvert le visage juvénile et l'innocente candeur que le sexe masculin lui enviait. Il n'était plus qu'un pantin à la merci du futur, une marionnette inanimée dans les mains du présent, une proie impuissante face au monstre du passé.
Il y a une semaine, la découverte de sa vraie nature l'avait horrifié.

—Tu rentres de bonne heure aujourd'hui, non ? demanda l'Autre.
—Pourquoi ? Ça te pose un problème ? lui lança Hans en refermant derrière lui la porte de l'appartement.
—Oh, bien au contraire... Tu sais parfaitement que, de mon côté, c'est toujours un plaisir de partager du temps avec toi —lui répondit-on d'une voix mielleuse.
—Eh bien, rappelle-toi juste que c'est loin d'être la cas pour moi —lui cracha-t-il en guise de réponse.
Hans, après s'être débarrassé de sa veste, se dirigea vers la cuisine à la recherche d'une bière fraîche. Il évita soigneusement d'adresser ne serait-ce qu'un bref regard à celui qui se tenait là, confortablement installé dans le fauteuil de cuir.
—T'inquiète pas, je te dérangerai pas plus longtemps. J'ai deux trois trucs à faire dehors. M'attends pas, je rentrerai tard, ajouta-t-il dans son dos
En entendant ces mots, Hans, dans une vaine tentative de l'en dissuader, rebroussa chemin et revint vers le salon. Il préférait le savoir à l'intérieur que seul, dans la nature. Un « bonne fin de journée » suivi d'un claquement sec de porte lui fit comprendre qu'il ne pourrait pas l'arrêter, du moins pas cette fois.
Avec dans l'idée de suivre du regard les inquiétantes déambulations de celui qui venait d'entrer dans sa vie le plus longtemps possible, Hans s'approcha de la large fenêtre du salon et s'absorba dans la contemplation de la jungle urbaine qui s'étalait à ses pieds. La ville qu'il surplombait, à l'image de ce qu'était son esprit, baignait dans la grisaille. Les maigres efforts des architectes contemporains pour faire de cette mégapole le mélange parfait de l'ancien et du moderne avaient été vains et les quelques éclaboussures colorées qu'ils avaient répandu ça et là ne faisaient que l'enlaidir plus encore. On avait cherché à la dissimuler sous des habits nouveaux, à la doter de formes plus rondes, plus élégantes, mais malheureusement, toutes ces tentatives désespérées étaient loin d'avoir eu le résultat escompté. Elle n'était rien d'Autre qu'un amas confus de bâtiments laids, disproportionnés, peuplés de gens plus infects les uns que les Autres. Toutes ces qualités faisaient de la ville le terrain de jeu idéal pour cet étranger qui avait fait irruption dans sa vie. Décidément, cette ville lui ressemblait.
L'ayant perdu de vue, Hans s'installa sur son bureau et alluma son ordinateur. Depuis quelque temps, il ressentait l'irrépressible envie d'écrire. Écrire tout et n'importe quoi, des simples phrases ou des nouvelles, des bribes de conversations entendues au café du coin ou des successions de mots sortis tout droit de sa tête. Mais, aujourd'hui, avant de commencer à pianoter, il jeta un coup d'œil à ses derniers écrits. Rien de ce qu'il avait produit dernièrement n'était très gai : crimes, viols, et autres atrocités en tout genre ; rien de très réjouissant dans l'ensemble. Son étrange capacité à décrire dans le moindre détail les scènes les plus violentes l'épouvantait même. En lisant les quelques mots que son cerveau lui avait dicté, Hans vit apparaître devant lui des images si nettes qu'elles semblaient réelles. Un haut-le-cœur l'obligea à arrêter sa lecture. Après tout, l'exercice n'avait pas pour vocation de lui faire peur, mais davantage de le libérer de ce poids étranger qui pesait sur son être. Ses longs doigts fins s'activèrent alors sur le clavier et le rythme syncopé du bruit des touches qu'on écrase emplit le salon. Après deux heures d'acharnement dactylographique, Hans, au bord de l'épuisement, autant psychologique que physique, alla se coucher.
À son réveil, le lendemain matin, l'Autre l'attendait, assis dans le salon. Il était là, dans son costume impeccable, le corps alerte, l'esprit vif et le visage ne présentant aucun des stigmates qu'une nuit blanche aurait dû laisser apercevoir. Hans, quant à lui, n'avait pas l'impression d'avoir dormi huit heures. Ses paupières étaient aussi lourdes, sinon plus, que la veille au soir et le masque de fatigue sur son visage s'était encore accentué. Les rêves qui avaient peuplé sa nuit l'avaient éreinté et les images sanguinolentes qui y étaient apparus restaient encore accrochés à ses paupières. Le tenant pour seul responsable de son épuisement, il lui lança :
—Alors, tu t'es bien amusé cette nuit ? C'était quoi le petit prénom de ta victime ?
—Mais attends, qu'est-ce que tu crois ? Que je suis le seul coupable ici ? T'es peut-être un ange de bonté, toi ? T'as jamais fait de mal à personne ?
—Nan, je suis pas un ange de bonté. Ça m'est arrivé de faire souffrir des gens, mais je l'ai jamais fait comme toi tu le fais, pas avec ce putain de sourire au coin des lèvres, pas en y prenant un malin plaisir. Je suis pas comme toi, moi !
—Pas comme moi... Mais laisse-moi rire. C'est que tu te prendrais presque pour un saint. Eh bien, tiens, Monsieur Irréprochable, racontez-moi donc ce que vous avez fait hier soir ?
—Pas grand-chose. Enfin, j'ai écrit trois quatre trucs, j'ai mangé, je me suis couché, rien de plus, répondit Hans tout en se dirigeant dans la cuisine, espérant ne pas avoir à écouter la réplique cinglante qui ne tarderait pas.
—Pas grand-chose ? Arrête donc de te foutre de ma gueule. Tu sais parfaitement que c'est pas vrai, alors essaye pas de m'embrouiller. Je sais très bien ce qui se passe dans ta petite tête, rappelle toi. Si je suis là, y'a forcément une raison. Alors soit tu m'acceptes et on le vit très bien tous les deux, soit on va lutter comme ça encore pendant longtemps, en sachant que n'importe comment, à la fin, c'est moi qui en sortirai vainqueur.
Hans revint de la cuisine, portant à la main gauche une grosse corde et à la droite, un tabouret. Son visage vultueux était déformé par la fatigue et l'exaspération, mais on pouvait lire toutefois dans ses yeux, une solide abnégation. Des veines bleutées, gonflées par la rage, s'étaient dessinées sur son front, le blanc de ses yeux s'était jauni et donnait à son regard un quelque chose de bestial.
Bam ! La force avec laquelle il frappa le tabouret sur le sol fit trembler toutes les lattes du parquet. La peur et la frustration qui le rongeaient depuis maintenant deux semaines s'étaient muées, soudain, en une frénésie incontrôlable. C'est toutefois en essayant tant bien que mal de contenir sa colère qu'il entreprit de justifier son acte désespéré à son unique spectateur.
—Premièrement, sache que, pour rien au monde, je pourrais vivre avec un mec comme toi, tu représentes tout ce que je déteste...
— Attends, l'interrompa-t-il. Tout ce que tu détestes, d'accord, mais je te rappelle que, moi, je ne suis que ce que tu refuses d'être, mon cher.
—Et deuxièmement, t'es loin d'être invincible, mon petit. Tu vois ce que je suis en train de faire là ? Eh bien, je vais tout bonnement me foutre en l'air. Et, au moment où je passerai de l'Autre côté, toi, tu n'auras pas le choix, tu me suivras et tout sera fini. Je préfère crever moi aussi que de te laisser poursuivre tes petites expéditions macabres. Alors, est-ce qu'on se sent toujours aussi sûr de soi ?
Vautré dans le fauteuil qu'il avait fait sien, l'Autre, dans une impassibilité absolue, assistait au spectacle qui se déroulait devant lui. Aucune émotion, aucun mouvement, rien. Rien, mis à part une certaine admiration pour la maîtrise des nœuds dont faisait preuve Hans. Ses mains, en moins de temps qu'il fallait pour le dire, avaient réalisé un robuste nœud coulant. Hans était maintenant perché sur le tabouret, occupé à fixer la corde au plafond.
—Et tu penses sérieusement que ça va marcher ? Je veux pas être défaitiste mais, moi, franchement, j'y crois pas une seule seconde.
—Ta gueule ! Laisse moi faire et dans quelques minutes tu verras que, toi et moi, on aura disparu de ce monde.
Hans passa le corde autour de son cou et, avec résignation, fit basculer le tabouret qui le retenait. Avant que son cerveau, privé d'oxygène, ne cessât de fonctionner, il put entendre les paroles prononcées par l'Autre.
—Ce qui me fait marrer, c'est que je sais pas comment tu as pu en être aussi sûr. Qui a bien pu te laisser croire que le vrai Hans, c'était toi ? Je peux te garantir une chose mon p'tit gars : toi, dans quelques secondes, ton cœur va s'arrêter et adiós, mais, moi, moi, mon petit, moi, tu peux être sûr que je reste là et que je suis loin d'en avoir fini !
Libéré de de cette conscience castratrice, de ce double scrupuleux, de cette petite voix qui, résonnant dans son cerveau, l'empêchait d'être véritablement lui-même, Hans se leva et repartit, le cœur gonflé d'adrénaline, l'esprit alerte et le corps tendu, à la recherche de sa proie quotidienne. Désormais, la ville lui appartenait pleinement.

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