mercredi 28 novembre 2012

Entretien avec la traductrice (Allemand/Français) Françoise Wuilmart – par Justine Ladaique


Message de Justine :
Je tiens à remercier chaleureusement Madame Françoise Wuilmart, traductrice de l'Allemand, fondatrice et directrice du Centre Européen de Traduction Littéraire de Bruxelles, pour sa générosité et le temps qu'elle m'a accordé. Cette conversation fut très enrichissante !


1) Justine Ladaique. Comment êtes-vous venue à la traduction ?
Françoise Wuilmart. J’ai un parcours totalement atypique. J’ai toujours aimé la littérature, j’ai étudié le latin et le grec dans le secondaire ; à l’université j’ai suivi des études de philosophie tout en procédant à beaucoup d’analyses littéraires. Je ne souhaitais absolument pas devenir traductrice ; puis, un jour, j’ai assisté à un séminaire de philosophie animé par Lucien Goldman. Là, j’ai rencontré un assistant, Directeur de collection chez Gallimard, qui m’a parlé d’Ernst Bloch en attirant mon attention sur le fait que ce dernier n’avait jamais été traduit. Il m’a demandé si cela m’intéressait de le faire. Ne comprenant pas bien pourquoi il s’adressait à moi, je lui ai posé la question et il m’a appris que l’un de mes enseignants, Henri Plard, l’avait orienté vers moi car j’étais l’une de ses meilleures étudiantes. J’en ai été très flattée, j’ai répondu que j’allais lire l’ouvrage et réfléchir. Il s’agissait du Principe Espérance, ce qui représentait trois volumes et quelque deux mille pages. A la lecture, j’ai eu un véritable «  coup de foudre » pour cette œuvre, et j’ai donc répondu par l’affirmative, sans hésiter. On m’a demandé de faire un essai de traduction de trente pages du premier volume  à envoyer chez Gallimard. J’ai mis six mois pour ce travail et mon essai ayant été jugé excellent, on m’a proposé de signer un contrat. Après une petite hésitation, j’ai accepté et je me suis lancée dans l’aventure. La traduction de ces deux mille pages m’a pris environ vingt ans, entre 1973 et 1991 : sept ans pour le premier tome, cinq pour le second et neuf pour le troisième (ce dernier tome a d’ailleurs fait l’objet de ma thèse de doctorat). Cette première expérience m’a ouvert les portes de la traduction littéraire car les Editions « Acte Sud » m’ont ensuite sollicitée pour traduire plusieurs ouvrages de Jean AMÉRY (anagramme de Hans MAYER). Parallèlement, j’ai commencé à donner des cours de traduction dans le supérieur à l’Institut supérieur de Traducteurs et Interprètes de la Communauté française de Belgique (I.S.T.I.).

2) J. L. Exercez-vous le métier de traductrice à plein temps ?
F. W. Au départ non, j’étais professeur et je considérais la traduction littéraire comme mon « hobby », ce qui n’était pas le cas de nombre de mes collègues. Mais, comme je vous l’ai dit, mon parcours est singulier et j’ai le rare privilège d’avoir la liberté d’accepter ou non les traductions que l’on me propose. Traduire vite et beaucoup pour gagner plus ne m’intéresse pas car cela ne signifie pas bien traduire. Retraitée de l’enseignement depuis cinq ans, j’exerce désormais ce métier à plein temps. Je viens de retraduire neuf nouvelles de Stefan Zweig qui paraîtront chez Lafont en avril 2013.

3) J. L. Quand et comment vous est venue l’idée de fonder le Centre Européen des Traducteurs Littéraires de Bruxelles ?
F. W. Après vingt ans dans l’enseignement, je voyais énormément de mauvaises traductions sur le marché. Je songeais que pour y remédier, il faudrait attirer l’attention sur un certain savoir-faire et surtout, former les traducteurs. Or, pour être un bon traducteur, il faut aimer écrire et, plus encore, savoir écrire en bon français. Néanmoins, le talent d’écriture ne s’enseigne pas : soit on l’a, soit on ne l’a pas. Mais lorsque ce talent existe, on doit le développer et l’affiner grâce à une pratique régulière. En 1989, j’ai donc lancé l’idée, dans les médias (journaux, télévision, radio) de créer un centre de formation spécifique pouvant répondre aux objectifs sus mentionnés, mais qui serait essentiellement axé sur la pratique, comme un conservatoire de musique ou une académie de peinture. J’ai reçu quantité de réponses de gens qui n’attendaient que cela. C’est ainsi qu’est né le CETl. J’ai organisé des ateliers animés par les plus grands professionnels. Depuis environ trois ans, j’ai créé une formation à distance pour laquelle j’ai demandé à mes traducteurs de renom de bien vouloir apporter leur concours pour les corrections des exercices des étudiants. Depuis lors, bien des formations universitaires dans ce domaine ont vu le jour.

4) J. L. Quels sont les domaines que vous avez explorés et ceux qui ont votre prédilection ?
F. W. À mes débuts, j’ai fait des traductions « alimentaires », néanmoins il s’agissait toujours de textes culturels, comme des catalogues d’art ou de la dramaturgie pour l’opéra. Mais ce que j’aime par-dessus tout, c’est la traduction de fictions romanesques, de nouvelles, de pièces de théâtre et d’essais philosophiques. A noter que je n’ai pas traduit que de l’allemand mais aussi, en 2008, un essai de Douwe Draaisma, auteur néerlandais Pourquoi la vie passe plus vite à mesure qu’on vieillit ?, ainsi qu’un superbe roman policier anglais, Substitution, de Tania Carver en 2009.

5) J. L. Quel est votre plus beau souvenir de traduction ?
F. W. Ma plus belle faute ! C’était dans Lefeu ou la démolition, un roman-essai de Jean Améry, jugé intraduisible car il recelait beaucoup de jeux de jeux de mots philosophiques complexes. Pour vous situer brièvement l’histoire, il s’agit d’un peintre habitant une vieille mansarde à Paris et dont les parents ont été victimes de la Shoa. Il se rend au café Sélect près des jardins du Luxembourg pour vendre un tableau qu’il tient dans une main et, dans l’autre, un bidon d’essence destiné à mettre le feu à sa mansarde, car son immeuble est voué à la démolition (cf. le titre : Lefeu ou la démolition), on veut le reloger dans un immeuble moderne, et il en souffre beaucoup. Il aime la vétusté « artistique » de sa demeure… Au café Sélect, il rencontre donc l’acquéreur de son tableau et il lui dit : « Seien Sie mein Peter Gast » ; Gast signifie « invité » mais pourquoi dit-il « soyez mon invité Pierre » ? Mystère. J’ai posé le problème à mon éditeur qui m’a conseillé de laisser cela tel quel. Ne pouvant m’y résoudre, j’ai fait appel à des germanophones qui, hélas, ne m’ont été d’aucun secours. En tenant compte de l’ensemble du texte et de sa cohérence, j’ai fini par voir là une allusion à la statue du commandeur de Don Giovanni de Mozart : le convive de pierre, donc il s’agissait sans doute d’une référence (Améry était très érudit) à cette scène où Don Giovanni, voyant la statue du commandeur (le convive de pierre) s’avancer vers lui, tombe dans les flammes… J’ai donc choisi de traduire « Soyez mon convive de Pierre », puisque juste après la vente au café Sélect, notre peintre allait mettre le feu à sa mansarde. On m’a félicitée pour cette trouvaille. Cependant, plus tard, quand il y eut Internet, j’ai appris que Peter Gast n’était, en fait, qu’un nom propre : le nom d’un peintre ami de Nietzsche. Pourtant, mon intuition était finalement la bonne : car Peter Gast était un pseudonyme donné par Nietzsche à son ami peintre… en référence à Don Giovanni ! La boucle était bouclée, et je n’avais donc pas eu tout à fait tort… Et le comble c’est que j’ai obtenu le prix Gérard de Nerval pour cette traduction vraiment très difficile. Pour le traducteur l’intuition est importante et l’empathie est essentielle. Pour ma part,  je ne peux traduire que ce que je ressens ; j’aurai été incapable de traduire Mein Kampf !

6) J. L. Quels sont vos outils de référence ?
F. W. J’utilise de nombreux manuels de difficultés du français, beaucoup de dictionnaires des synonymes, de dictionnaires explicatifs – en revanche, je n’ai jamais recours à un dictionnaire de traduction – car bien traduire, c’est avant tout savoir écrire en français. Evidemment, Internet est désormais une source extraordinaire et évite des heures de recherche en bibliothèque.

7) J. L. Que faites-vous face à une difficulté de traduction que vous peinez à résoudre ?
F. W. Je laisse reposer, et bien souvent, la solution vient quand mon cerveau est « en automatique », au volant, le matin au réveil…

8) J. L. Entretenez-vous de bons rapports avec les éditeurs ?
F. W. En général oui, même si avec certains j’ai pu rencontrer des difficultés.

9) J. L. Etes-vous en contact avec les auteurs que vous traduisez ?
F. W. J’ai rencontré Ernst Bloch, parce qu’il y avait toute une terminologie à mettre sur pied, et je voulais son aval. Toutefois, selon moi, il ne faut aucun contact avec l’auteur que l’on traduit, ni jamais lui demander ce qu’il a voulu dire. Il vous répondra toujours qu’il a voulu dire telle ou telle chose. Or, un auteur écrit aussi avec son inconscient et tout ce qu’il a à exprimer passe par son texte. Il revient alors au traducteur d’y être sensible. La seule chose pour laquelle on peut  solliciter les auteurs, ce sont les « realia », mais il ne faut jamais leur poser de questions analytiques. Par ailleurs, certains auteurs sont de vrais mufles dans la vie, il vaut mieux ignorer leurs travers pour les traduire. Je songe par exemple à Louis-Ferdinand Céline qui a accompli l’une des plus belles prouesses littéraires et pour lequel il valait mieux que son traducteur ignore son antisémitisme. Je songe aussi à un auteur belge qui a écrit un des plus beaux livres sur la paternité et qui fut le plus mauvais père que je connaisse. L’homme souvent n’a rien à voir avec l’auteur… La réalité rien à voir avec la fiction dans laquelle l’écrivain « s’élève » parfois jusqu’au sublime.

10) J. L. Pour vous, le traducteur est-il un auteur ou un passeur ?
F. W. Juridiquement parlant, le traducteur est un auteur. Et il est très certainement un écrivain, car sans inventer le contenu, il réécrit en se mettant dans la peau de l’auteur pour parvenir à rendre les mêmes effets stylistiques et autres. Cela dit, je n’aime pas le terme de passeur. Il est néanmoins essentiel de faire passer la vision de la langue source dans la langue cible que l’on doit parfois violenter. Chaque langue reflète une vision du monde particulière qui est décantée dans la grammaire, dans le lexique, et telle langue n’aura pas les outils nécessaires pour rendre les mêmes effets que telle autre langue/culture,  tout notre problème est là. Nous ne passons pas, puisque le produit « passé » sur l’autre rive est différent, il a été transformé en cours de route, mais dans le seul souci de produire les mêmes effets, et dans la mesure du possible.

11) J. L. Auriez-vous des conseils à donner à un futur traducteur ?
F. W. Je lui conseillerai de ne traduire que dans sa langue maternelle, c’est un must, de perfectionner sa connaissance de la langue source au maximum en allant en immersion dans le pays pour en connaître la langue vivante. Mais plus important encore, je lui recommanderai de maîtriser parfaitement sa langue maternelle, de douter à chaque mot et de lire de bons textes littéraires, pour avoir le bon français « dans l’oreille ». J’insisterai sur le fait qu’il est nécessaire, avant toute traduction, de lire des ouvrages de même nature dans la langue cible afin d’en maîtriser le lexique, le registre et le ton (par exemple, pour traduire du fantastique, il faut en avoir lu avant). Enfin, je terminerai en lui dévoilant l’ABC de tout bon traducteur :
- traduire avec passion.
- savoir et aimer lire et écrire.
- savoir percevoir et retranscrire le ton, la voix, le style, l’ambiance et surtout respecter la cohérence du texte de départ et à en garder le fil conducteur.

2 commentaires:

Justine a dit…

Madame Wuilmart m'a recontactée à l'instant pour que l'on complète sa réponse sur ses plus beaux souvenirs de traduction, ce que je m'empresse de faire dans ce commentaire :


Outre ma plus belle faute, j’ai plusieurs très beaux souvenirs. En 2005, par exemple, a paru ma traduction de Une Femme à Berlin (Gallimard, collection Témoins), journal intime d’une anonyme, rédigé à la fin de la seconde guerre mondiale. Je me suis tellement glissée dans la peau de la diariste que j’ai pu en reproduire, avec tristesse et joie tout à la fois mais sans aucune difficulté, le ton qui était aussi lucide qu’implicitement pathétique. Et le plus beau compliment que l’on m’ait jamais fait est sans doute celui-ci : Françoise on dirait que ce journal est le tien…

Un autre beau souvenir, plus récent, est la signature du contrat pour la retraduction des plus belles nouvelles de Stefan Zweig, qui paraîtront en avril 2013 (Laffont, collection Bouquins)

Tradabordo a dit…

Merci pour cet entretien très intéressant et à n'en pas douter utile pour de jeunes et vieux traducteurs !