lundi 13 mai 2013

Exercice d'écriture 15 – par Manon Tressol

« Description d’un nuage »

« La voilà, la petite ». Ruliot, avec ses gros doigts, avait désigné l’enfant au petit nez arrondi. « C’est elle qu’a fait l’miracle. »
Noé s’approcha. La fillette était allongée, le pied gauche posé en l’air sur son genou droit replié, les bras croisés derrière la tête contre une pierre, les yeux fixant le ciel.
Micro à la main, Noé s’approcha, décidé. Il aurait l’interview exclusive. Ruliot l’avait prévenu qu’elle ne se prêterait sûrement pas au jeu, qu’elle était plutôt sauvage face aux journalistes, et que son calme apparent cachait une force qu’on craignait toujours. Habitué à ce genre d’obstacles, mais toujours anxieux de les affronter, Noé s’approcha doucement :
« Victoria, c’est bien vous ?
— Bonjour. Oui, c’est bien moi. Ici, monsieur, on dit « bonjour » avant les questions.
— Excusez-moi, je suis peut-être allé un peu vite…
— Un peu. Si vous ne faites pas plus attention à cela qu’au ciel qui vous domine, vous ne vivrez pas vieux. Vous êtes ?
— Journaliste. Je suis venu vous interroger à propos du miracle que vous auriez accompli.
— Ici, monsieur, on se présente en donnant son nom, pas sa profession. Je suis désolée de vous dire que si vous attendez de moi du piquant, du brûlant à mettre dans vos feuilles de choux, vous avez fait fausse route. En revanche, si vous tenez à vous expliquer la cause du miracle, il vous faudra de la patience. Pour comprendre. Un miracle n’est pas un hasard. Sachez-le.
— Veuillez m’excuser de mon manque d’adresse. Je n’ai pas, il est vrai, les bonnes manières d’ici, mais je suis consciencieux dans mon travail, je ne cherche pas à vous nuire. Et pour preuve de mon attention, je vous signale que vous n’avez pas décroché votre regard du ciel alors que moi, depuis tout à l’heure, je vous regarde, vous. »
Victoria, surprise par cette remarque venant d’un jeune homme à la voix si hésitante, se tourna vivement vers lui. Elle savait que son miracle avait eu lieu grâce à ses observations, qu’elle n’avait pas lâché le ciel des yeux une seule seconde, qu’elle avait vu le nuage approcher, qu’elle avait appris par cœur à comprendre le vent et le soleil, que si elle s’était détournée ne serait-ce qu’un instant, elle aurait brisé la communication.
Des mois qu’ils avaient attendu la moindre goutte pour assouvir bouches et terres. Des mois que plus rien n’était tombé sur leur petite île. Des mois que la mer elle-même avait reculé, au point de transformer leur petit paradis en village encerclé par le jeune désert recouvert de cadavres de poissons.
Et elle s’était obstinée à regarder le bleu du ciel avec une conviction sans pareille. Elle s’était mise debout face à l’est, au moment où le soleil s’était levé. Elle avait tendu un bras vers l’horizon et n’avait plus bougé de la journée. On la croyait déjà folle, mais ses yeux exorbités avaient freiné tous ceux qui avaient voulu s’approcher d’elle. Ils pensaient que la sécheresse avait depuis longtemps eu raison de son cerveau. Et deux heures avant que le soleil ne se couche, elle avait vu le nuage arriver.
Loin sur l’horizon, laiteux, très bas, il était monté vers l’île. Une nappe grise s’était avancée vers elle sans qu’elle ne remue un cil. L’ombre du nuage avait recouvert la mer, lui donnant une teinte plus foncée. Il était strié et s’avançait comme des milliers de moutons en rangs. Puis, alors qu’il avait atteint la frontière entre l’eau et la terre, il avait muté, grandi, était devenu lisse et s’était étiré jusqu’à entourer l’île et son désert. Un anneau gigantesque, gris violacé ; quelques fines gouttes s’étaient mises à tomber. Plus la concentration de Victoria s’était accentuée et plus les gouttes s’étaient approchées de l’île. Et enfin, le miracle : l’anneau devenant disque, éparpillant ses gouttes sur des centaines de kilomètres, et le centre du disque formant peu à peu une pointe vers le sol, ouvrant la voie à une fontaine aussi forte que douce, aussi brutale qu’attendue. L’île revivait. Elle s’abreuvait, nourrissait ses allées, ses chemins, ses plantes, ses hommes. Le nuage avait pâli lentement, et lorsqu’enfin le désert avait été englouti, que le village était redevenu île, les nuées s’étaient élevées. Légères, elles avaient continué à déverser leur eau qui tombait désormais lentement en gouttelettes infinies.
Victoria, épuisée, s’était alors allongée pour se reposer, sans quitter ce nuage lointain des yeux, et personne ne lui en avait fait détourner le regard. Mais Noé l’avait surprise.
Quand elle prit conscience de poser ses yeux sur autre chose que le ciel, sa première pensée fut de croire que tout allait cesser. Pourtant, ce beau visage la retint. Elle s’approcha de Noé, craintive pour la première fois. Lui, pétrifié, n’osa bouger. Elle s’approcha encore, et toute sa peur disparut : dans ses yeux, elle pouvait voir le reflet du ciel, le nuage dans le fond de celui-ci et les gouttes qui se répandaient partout autour d’eux.

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