mercredi 15 mai 2013

Poursuivons les entretiens avec des auteurs traduits



Entretien réalisé par Nancy Benazeth

Ezza Agha Malak est une « écrivaine libanaise d’expression française ». Romancière et poète francophone, elle est l’auteure d’une vingtaine d’ouvrages ainsi que de nombreux articles linguistiques et littéraires.

1- Nancy Benazeth. Pourquoi et comment êtes-vous venu à l'écriture ?
Ezza Agha Malak. Ce n’est pas moi qui suis « venue » à l’écriture. C’est l’écriture qui est venue à moi. Elle m’habitait à mon insu depuis mon plus jeune âge. J’ai découvert très tôt son impact thérapeutique. Quand on me punissait et que je boudais, je ne pleurais pas. Dans mon coin dérobé,  je lisais ou je griffonnais des phrases qui devenaient des vers ou une ébauche de récit. C’est comme quand tu es chagrin et que tu joues quelques notes musicales. Ça soulage énormément. J’aimais beaucoup lire. Max Du Veuzit me fascinait. En sixième, j’ai lu « John chauffeur russe » et ce fut le déclic. J’écrivais tous les jours, même en classe, de petites réflexions et de petites histoires sentimentales. Puis j’ai découvert Rimbaud et son jeune soldat, « dormeur du val ». Mon premier écrit était une nouvelle intitulée « Sans rendez-vous préalable », diffusée en trois épisodes sur Radio-Liban, à la demande de mon chef scout. J’avais treize ans à peu près et j’ai eu un prix. On dit que l’on naît poète et qu’on a une muse qui inspire. De même, on naît avec un talent d’écrivain et une imagination un peu particulière. On est ou on n’est pas poète et le monde de l’imaginaire ne peut naître qu’à partir d’un don.

2) N. B. Quelles sont vos principales sources d'inspiration ?
E. A. M. Innombrables sont mes sources d’inspiration. Mon entourage, ma société, mon monde et le grand monde avec ses problèmes, ses abus, ses bizarreries ou ses beautés me fournissent énormément de thèmes. Tout m’inspire et m’incite à écrire. J’aime raconter des histoires qui portent un message ; qui transmettent une certaine vérité, même si elle n’est pas bonne à dire. En général, c’est la femme orientale musulmane qui se trouve au centre de ma narration. Bonne ou mauvaise, elle occupe la scène narrative de mes romans. Dans notre cher Moyen-Orient, les droits de la femme sont arnaqués et l’homme ne l’aide pas à les récupérer ni même à les revendiquer. Il perdrait de ses privilèges que les lois aussi bien religieuses que civiles lui ont accordés. Nous vivons dans des sociétés machistes et la femme a encore un long chemin à parcourir surtout en ces temps de « printemps arabe » où elle se voit perdre encore et encore son identité et ses droits les plus simples et les plus naturels.

3) N. B. Quelles sont les étapes préalables à la création d'un roman ? Suivez-vous une méthode particulière ?
E. A. M. Au départ, je dois trouver le tilt, le déclic qui déclenche un sujet de roman, une idée qui prendra forme au fur et à mesure que mon imagination la travaille. Je n’ai pas une méthode particulière, ni un plan précis. C’est dans mon esprit que ce plan se précise. Quoiqu’un plan soit indispensable pour ne pas se perdre dans cette zone d’ombre qui se prête à bien de confusions et de modifications. Les événements que je tisse se déroulent selon une logique narrative d’enchaînement et évoluent au fur et à mesure. Parfois je ne sais même pas où ça va aller. Une petite observation pourra constituer un épisode que j’enchaîne et qui fera désormais partie de l’histoire. J’aime insérer, greffer, enchâsser, intercaler puis souder bien les faits. Cela m’amuse et m’enchante parce que je vois mon histoire prendre forme, comme un bébé qui pousse petit à petit.

4) N. B. Utilisez-vous des outils ? Si oui, lesquels ?
E. A. M. En fait, je n’ai pas d’outils particuliers pour écrire, à part l’ordinateur et éventuellement un petit cahier pour quelques notes rapides : biographique des personnages, noms, âge, physique pour ne pas oublier ; rapports familiaux, traits distinctifs… Les lieux et les dates pour éviter l’anachronisme et faire progresser les événements sans confusion de dates; prévoir dans un premier temps, une fin pour clôturer le récit quitte à la modifier par la suite. Il m’arrive souvent d’opter pour une fin que je modifie à la dernière minute et qui devient tout l’opposée de ce que j’ai prévu au départ. Comme dans « la Dernière des Croisés ». Dans ce roman, j’ai imaginé d’abord une fin où la rancœur, le mépris et la vengeance l’emportent. Puis je l’ai remplacée par une autre qui prêche l’amour, la tolérance et le don de soi et qui s’ouvre sur l’espoir. Si je ne fais pas de synopsis c’est parce que je compte sur ma mémoire (qui se trompe très peu souvent). Avec l’ordinateur, je n’utilise presque plus le stylo et le papier. A mon avis, pour le traitement du texte,  il existe un rapport intime entre le cerveau de l’homme et la mémoire de l’ordinateur qui fait avancer les idées et les précipiter. Mes doigts courent sur le clavier, le Calame vient plus vite devant l’écran.

5) N. B. En quelle mesure le lectorat influence-t-il votre plume ? Pensez-vous à un type de lecteur lorsque vous écrivez ?
E. A. M. On écrit pour être lu bien sûr. Par un lectorat qui te choisit et que tu ne choisis pas. Cependant, lorsque j’écris, je le fais pour un lectorat précis. Mon lectorat. Il y a d’abord mes étudiants universitaires qui aiment bien me lire et dont quelques-uns travaillent actuellement sur mon œuvre (mémoire, thèse) ; il y a aussi des collègues universitaires et des intellectuels qui participent souvent à mes tables rondes et aux débats au Salon du Livre de Beyrouth. Leurs études sur mon œuvre sont réunies dans des ouvrages collectifs ou dans des actes de colloque. Cet été,  paraîtra chez l’Harmattan, le 4e ouvrage collectif qui rassemble plus d’une trentaine d’études sur mon œuvre, aussi poétique que romanesque. Il y a aussi des lecteurs étrangers dans les différents pays, femmes pour la plupart, et qui m’écrivent parfois sur Internet. C’est pour eux que j’écris et que j’adresse mes romans et ma poésie.

6) N. B. Quels conseils donneriez-vous à un jeune écrivain ?
E. A. M. Un jeune écrivain est un débutant. Il a certes un don et une compétence. C’est par là qu’il doit commencer s’il veut devenir un écrivain confirmé et transformer sa compétence en performance. Qu’il s’adonne au jeu du « Lire/écrire ». La lecture inspire, suggère, éveille l’attention, provoque l’association des idées. Un mot lu peut réveiller dans l’esprit du jeune écrivain une idée ou une suite d’idées. Qu’il peut noter et imaginer à travers sa lecture une possible histoire. A travers ses lectures, il peut se former un univers romanesque qu’il transcrit. Ecrire en permanence, n’importe où, n’importe comment au départ, afin de libérer son « je » et traverser certaines impasses. La continuité donne une certaine sécurité et une confiance en soi. Mais attention, il doit d’abord revoir sa grammaire, ses conjugaisons, son orthographe. J’ai eu la chance d’être professeur de linguistique et de grammaire et pourtant j’avais à revisiter les règles et les modes de la grammaire et de la syntaxe. Pour écrire son roman, un jeune écrivain aura à « fabriquer » d’abord son histoire, envisager un début et un fin, faire un plan des différentes étapes envisagées quitte à ce qu’elle soit modifiées par la suite. Puis à la manière d’un petit dieu, créer ses personnages, les aimer, les installer chacun dans son coin adéquat. Pour accrocher son lecteur,  il peut pratiquer le procédé de suspense pour faire naître un sentiment d’attente qui produit une angoisse agréable. Il ne doit pas montrer ses cartes et révéler ses secrets dès le commencement. J’aimerais lui dire enfin qu’il ne doit pas être déçu par les réponses des éditeurs auxquels il aura envoyé son manuscrit. Un manuscrit refusé peut être un roman très réussi. Certains romanciers trouvent qu’il faut laisser « reposer » le manuscrit pendant un certain temps. Ce n’est pas ma façon de procéder. Certes, je reprends le texte pour faire les corrections nécessaires, je le fais lire à des personnes sûres, mais je ne le laisserai pas « à l’abandon » même pour un certain temps. Ecrire un roman exige une continuité et un travail ininterrompu qui permet de garder le fil d’Ariane.

7) N. B. Vos livres ont été traduits en plusieurs langues, quelles sont-elles ?
E. A. M. C’est surtout en anglais (« Bagdad, des morts qui sonnent plus forts que d’autres », « Anosmia, ou Nostalgie d’un sens interdit », « Qu’as-tu fait de tes mômes, Papa ? » (traduit par Cynthia Hahn, E.U.). Plusieurs romans sont traduits en arabe; mais aussi en roumain et en hongrois mais je n’ai plus de contact avec ces traducteurs. Une traduction en chinois se prépare. Je dois dire que je ne fais pas assez d’efforts ni de contacts pour être traduite. 

8) N. B. Qu'est-ce que cela implique pour vous, en tant qu'auteur ? Quel regard portez-vous sur ces traductions ?
E. A. M. Que mon ouvrage soit traduit dans une autre langue me réjouit, certes. Cela veut dire que mes idées circulent au-delà de la Méditerranée, que mes émotions, mon moi profond, etc. vont atteindre un autre public, une autre terre, un autre pays, une autre civilisation, que j’aurai pour moi un ailleurs culturel et un lectorat étranger qui fonctionne peut-être différemment mais qui partage mes idées et participe à la vision de mon monde que j’ai construit de mes valeurs et de mes fantasmes. C’est tout court réduire la distance entre moi et l’Autre qui me fait exister dans son ailleurs. Cela me réjouit.

9) N. B. Quelles relations entretenez-vous avec vos traducteurs ?
E. A. M. Je ne sais pas si l’auteur et le traducteur devraient se connaître et avoir des relations directes. Ce n’est pas nécessaire je crois puisque le contact se fait parfois par l’intermédiaire de l’éditeur. Pour ma part, il se trouve que j’entretiens de bonnes relations avec mes traducteurs. Ceux-ci appartiennent à la même communauté culturelle universitaire, fût-elle aux Etats-Unis. Je ne sais pas si cette relation vient de là. Mais d’une manière générale, je considère que mon traducteur devient témoin vivant, quoique lointain, de mes états affectifs, de mes aveux, de mes secrets qu’il transperce. Il est un visiteur implacable de mon univers intime. Par là, une connivence plutôt qu’une complicité s’installe entre nous.

10) N. B. Selon vous, qu'est-ce qu'une traduction réussie ?
E. A. M. Plusieurs enjeux s’imposent pour qu’une traduction soit réussie. D’abord la fidélité loin de toute littérarité qui nuit à la « littérarité » même du texte d’origine. La clarté est un autre enjeu qui intervient pour la réussite d’une traduction. Transposer clairement et d’une manière naturelle les pensées d’un auteur vers la langue maternelle du traducteur. Choisir le mot juste qui sonne « vrai » dans la phrase et dans le contexte. Le texte traduit doit donner une impression de naturel., La traduction doit être « exacte » et « fidèlement calquée sur l’originale », comme l’a préconisé Sainte- Beuve. Elle ne doit pas donner une impression de texte transposé dans une autre langue. La traduction littérale, mot à mot, réduit « le plaisir du texte », trahit le lecteur comme l’auteur. Texte original et texte d’arrivée doivent produire la même impression de plaisir. C’est pourquoi le traducteur doit avoir un arrière-plan culturel de la langue d’arrivée pour qu’il puisse être complice des émotions et des sentiments de l’auteur, maîtriser les diverses connotations qu’offre un mot et pénétrer dans les strates émotionnelles du texte à traduire. Traduire avec le cœur, c’est indispensable. Pour la poésie, c’est plus difficile de retransmettre fidèlement et exactement les idées et les pensées de l’auteur du texte source. Il faut être un peu poète pour le faire.

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